Voici un disque merveilleusement anachronique. Un disque hors du temps, aux préoccupations vulgaires puisque tellement éloignées de celles décalées et déviantes de l’indie attitude. Un disque de progressif hermétique iront même crier les puristes, comme ils l’ont déjà fait, il y a deux ans, à la découverte du fondateur f#a#oo, car tout entier dévoué à la cause des effets. Certains se sentiront piégés, on ne les en blâmera pas. Pourtant, et nous allons soutenir notre thèse, ils ont tort, et GYBE ! a raison.

Débarrassée de ses oripeaux frileux, la musique de la machine Godspeed est l’une des plus émouvantes et des plus affranchies de notre époque -certains iront abuser du terme baroque, bien pratique au demeurant- et ici, elle s’étale sur près de deux heures et quatre mouvements de la plus belle façon qu’on pouvait espérer. Le collectif montréalais use pourtant de schémas depuis longtemps établis et se contente ici de les creuser, sans retournement décisif par rapport à son premier album ou par rapport au magnifique Slow riot for zero Kanada EP, en améliorant et en modulant les subtilités de sa musique bulldozer (finies, ou presque, ici les sempiternelles montées et descentes le long de la même ligne de fuite mélodique, comme c’était encore le cas sur le premier album). GYBE ! ne fait donc toujours pas des chansons, mais cartographie des lignes et des courbes faites de mélodies claires et de schémas rythmiques évidents sur lesquels le collectif égrène le constituant émotionnel de sa musique pour donner vie aux effets. Tous les éléments se fondent et s’orientent alors vers un but ultime, le frisson, effet noble et vulgaire à la fois, et vieille rengaine de cette musique qu’on appelait encore il y a quelques années le rock (à ce titre, noter comment le groupe sublime les clichés du cirque rock -voir le titre- pour les pulvériser et les reconstituer loin de toute préoccupation actuelle et mieux souligner leur puissance quasi primitive).

Une vieille ritournelle entre americana et rock mélodique semble se répéter à l’infini ; et tout se met à vibrer jusqu’à l’oubli même des procédés (couches de guitares à outrance dont certaines rappelleraient les grandes heures de la période « shoegazers », du Jenny Ondioline de Stereolab à Slowdive…, coups de nerfs hardcore façon Minor Threat), que d’aucuns pourraient juger un peu trop évidents. Interviennent alors les inserts abstraits, réminiscences d’un certain rock expérimental façon This Heat, qui pourraient sembler superflus ou interstitiels : il n’en est rien -ils participent au seul mouvement général, et sauvent le disque des remous de la musique facile pour mieux le porter au pinacle des musiques difficiles.

Il semble presque impossible de résumer la musique de Levez vos skinny fists… en en énumérant juste les parties disséminées sur les différents plateaux entremêlés qui en constituent l’essence, aux titres plus incongrus les uns que les autres : monde musical autosuffisant, aux dimensions infinies, ce disque utilise sans hiérarchie montées d’adrénaline, spoken words et sons concrets, évolutions free rock et absurdités expérimentales, et les colle bout à bout pour tout propulser le long de la même ligne de fuite : une déclaration d’intention qui fait les pires bassesses à la musique mainstream, cette perverse usine à effets, le catalyseur d’une énergie quasi mystique aux lourdes résonances bibliques, tout entière consacrée à la cause subversive du collectif. Car tout le long des deux disques irréels, l’entité Godspeed You Black Emperor ! ne fait que répéter une chose : ils veulent sauver le monde, voler la force infinie des lignes telluriques des bas-fonds pour mieux faire briller sa cause et redessiner à sa façon (lumineuse) les contours d’une Amérique au bord du gouffre.