Que penser d’Expérience, anciennement Peter Parker Expérience, ex-Diabologum, alias Michel Cloup ? Toutes les réponses seront bientôt dans la presse comme elles figurent déjà dans le dernier morceau de cet album, Pour ceux qui aiment le jazz (« Quelques contradictions / Immature / Grandiloquent / Très gentil / Subtil / Puéril / Méchant / Obsédé / Surprenant / Trois points de suspension »). Quel jugement porter sur une oeuvre qui déjoue par avance tout jugement ? Qui anticipe la prescription d’opinions et les « kilomètres de phrases » de la critique ?

L’album d’Expérience peut se vivre d’abord comme une tentative esthétique (c’est-à-dire, de l’ordre de la sensation), entre guitares saturées et programmations, le ton général relevant cependant plus d’un retour au « rock », à une certaine violence primaire et binaire, sur lequel la voix monocorde de Michel Cloup vient poser ses textes en logorrhée monomaniaque et schizophrène. L’expérience, c’est bien ce qui arrive ici et maintenant. Au moment où l’on écoute le disque et où l’on fait l’expérience d’une altérité, d’une singularité. Et de la même manière que cette écoute en est réduite à être solitaire et dérisoire (un CD dans une chaîne hi-fi), la voix qui nous parle à travers les enceintes nous énonce la disparition de l’expérience dans nos vies. Comme l’a écrit Walter Benjamin en 1936, « C’est comme si nous avions été privés d’une faculté qui nous semblait inaliénable, la plus assurée entre toutes : la faculté d’échanger des expériences. » (In Le conteur, Folio Essais, 2001). Le déclin de l’expérience selon Benjamin trouverait sa cause dans la progressive transformation du récit en information. « Chaque matin, on nous informe des derniers événements survenus sur la surface du globe. Et pourtant nous sommes pauvres en histoires remarquables. Cela tient à ce qu’aucun fait ne nous atteint plus qui ne soit déjà chargé d’explications. Autrement dit : dans ce qui se produit, presque rien n’alimente le récit, tout nourrit l’information. » Des kilomètres de phrases, mais pas d’expériences.

Michel Cloup, comme Pascal Bouaziz de Mendelson récemment, nous parle d’expériences vécues, celle d’un échange de paroles entre voisins (« Tu es resté enfermé toute la journée / Tu es sûr que ça va ? », Entre voisins), celle d’un partage de souvenirs entre amants (« Carte postale / Briquet / Ticket de caisse », Deux), celle d’une mémoire commune qui ne demande qu’à être ranimée (« Tu te souviens de nous étudiants / Je veux dire inscrits / Pour la sécurité sociale », Aujourd’hui, maintenant). Au plus près de l’humain et de sa présence quotidienne, Michel Cloup veut restaurer le souci de l’autre pour ses manques autant que pour ses qualités, et restaurer la mémoire collective, une espèce d’inconscient universel qui lie tous ces êtres, qui le lie lui à tous ces êtres (« Sur la plaque de carton / J’ai lu / Piles Varta », Fin 82-Début 83). Dès lors, il se rapproche de son auditeur au plus près, il le sonde (« D’après vous / Il y a des jours avec / Il y a des jours sans / Il y a des jours », La question ne se pose pas), il lui parle (« Vous êtes chez vous / Confortablement installé / Vous ne faites rien / Eventuellement, vous vous ennuyez », Se détacher), il le prend par la main pour lui faire vivre une expérience, pour le guider à travers ses souvenirs et ses sensations, pour lui transmettre son expérience, une certaine forme de sagesse.

Que cette sagesse soit fatale, qu’elle énonce la chute du cours de l’expérience (« Une cigarette / C’est tout ce que je peux faire », La question ne se pose pas), ça devrait nous donner matière à réfléchir, à agir, aujourd’hui, maintenant. Trois points de suspension.