L’eau, la terre, l’air, le Duke. Qui est plus essentiel à la musique du XXe siècle en général et au jazz en particulier que Duke Ellington ? Qu’on cherche au cœur des années 20, 30, 40, 50 ou 60 la faille susceptible de faire chuter Edward Kennedy de son piédestal et l’on se heurtera à un mur… de musique. Ou plutôt à des murs car le Duke est multiple : compositeur de thèmes extrêmement variés, commandant en chef d’un orchestre dont chaque soliste (et quels solistes !) est une extension de son talent de sertisseur et enfin soliste lui-même, il nous attend partout. Pourtant, la très protéiforme carrière discographique d’Ellington, alors même qu’elle est émaillée d’albums incontournables, reflète assez imparfaitement son génie. On mentionnera quelques indispensables : le concert de Newport en 1956 (Columbia), Ellington indigos (Columbia), le coffret The Blanton-Webster band couvrant les années 1940 à 1942 (Bluebird), l’extraordinaire et inclassable Money Jungle en trio avec Mingus et Roach de 1962 (BlueNote), Duke Ellington and John Coltrane en 1962 (Impulse).

Duke Ellington’s Far East suite figure heureusement dans la lignée de ces grandes œuvres. L’album enregistré en 1966 se situe dans la dernière période créatrice de Duke, celle des grandes synthèses de son œuvre au travers de suites, sortes de longs poèmes concertants et de compositions d’inspiration religieuse. Vu le titre, on s’attend bien sûr à un album de musique exotique. Les thèmes ont en effet été composés après une tournée entreprise par l’orchestre en 1963, organisée par le Département d’Etat américain qui devait passer notamment par l’Inde, l’Iran, l’Irak, l’Afghanistan, la Turquie. Elle sera interrompue par l’assassinat de Kennedy (John) le 22 novembre. Mais ce long périple n’est qu’un prétexte, et si les impressions de voyages sont retranscrites, c’est dans la langue de Duke. Le premier thème, Tourist point of view nous avertit sur le parti pris choisi qui s’oppose à une exploitation méthodique des grandes traditions musicales rencontrées (à noter le riff ambiance « Sinbad le marin » au second degré, joué au baryton). Bien que chaque morceau de ce disque mérite dix pages de commentaires et d’anecdotes, on se limitera à quelques mots au sujet d’Isfahan, superbe ballade composée en hommage à cette ville paraît-il merveilleuse, située près de Téhéran. L’ensemble est une perfection : la composition elle-même avec sa mesure sans rythmique ; le solo du vieux compagnon Johnny Hodges à la sonorité juste, lyrique et puissante qui évoque à force de glissando, tout à la fois des bas sur une paire de jambes interminables et de grands yeux emplis de larmes, distillant une nostalgie érotique ; la discrétion, la chaleur et l’unité de la section de cuivres qui lui donne la réplique. La réédition comporte d’ailleurs une seconde version. Amen !