Après quelques écoutes de Random Access Memories, on ne peut s’empêcher de se rappeler le programme inaugural de Homework et sa lumineuse radicalité : « Da funk back to da punk, c’mon ! » Le sample joué en boucle annonçait à la fois une relecture décloisonnée et cul par-dessus tête de l’histoire des musiques populaires (le punk comme origine du funk, donc) ainsi que le retour à une primitivité fantasmée mais bel et bien située dans le futur (le punk, à la fois noyau et horizon du funk). Et le duo robocéphale de balancer sur ce mot d’ordre plus de 70 minutes de house abrasive jusqu’à l’abstraction, répétitive et entêtante par endroit (Alive, formidable de puissance avec ses boucles rongées jusqu’à l’os), conceptuelle et méta ailleurs (Around the World, track conçue comme un sillon clos, infini, pour inonder de sa pure répétitivité les ondes du monde entier).

 

 

Le pur plaisir autistique de tourner des boutons pour produire du son, cette joie simple et maniaque de la matière sonore, trouvait un dérivatif dans une manière de (ré-)écrire le futur immédiat de la musique populaire et le contact avec les foules dans les clubs, plutôt que de s’enfermer dans le solipsisme ; réciproquement, l’alibi historique laissait très facilement la place à une érotique du son pour soi, sans qu’elle ait besoin de justification supplémentaire.

 

 

Tant bien que mal, cette musique flottait dans un paradoxe qu’on n’a toujours pas levé : elle faisait corps avec la signification politique de la house, de la techno et des rave parties mais en même temps elle s’en tenait à bonne distance, changeant l’agitprop propre à la techno en un simple decorum. Le clip de Revolution 909 s’en prenait ainsi à l’hostilité du gouvernement français envers les rave parties, tout en étant le récit d’une pure dérivation vers autre chose, une fiction abstraite, absconse et colorée. Et ainsi, la musique de Daft Punk trouvait une manière à soi de s’inscrire dans son temps.

 

 

Pourquoi, alors, cette réminiscence en particulier ? Parce que le programme implicite de Random Access Memories est aux antipodes de la déclaration de principes de Homework. Son mot d’ordre serait plutôt : « Da funk back to da funk ! » C’est que Random Access Memories n’a rien d’autre à proposer aujourd’hui que son étourdissante tautologie. C’était certes le cas auparavant (Around the World et Revolution 909, jusqu’à Technologic et Robot Rock,  donc), mais le duo exhibait alors un plaisir de la musique se prenant pour objet si fort que jamais la musique ne semblait vaine. Au contraire, on ne pouvait qu’admirer la capacité du roboduo à raffiner toujours plus sa formule technopop, alors que tout Homework n’est constitué que de tubes terminaux, ou presque. Le plaisir du son valait pour engagement.

 

Avec Random Access Memories, on a surtout le sentiment d’une grosse fatigue. Ce n’est pas la campagne de marketing viral qui nous fait cet effet-là (on y revient dans Chro n°1, tout juste paru en kiosque), c’est bien la musique. Alors que Bangalter et Homem-Christo font tout pour ne plus tourner matériellement en rond, leur musique ne donne plus l’impression que de ça. Et ce n’est pas le surcroît de chair (guitares, basses et batteries enregistrées live, en studio) qui y changera quoi que ce soit. Au contraire, les featurings de légendes du funk, de la house ou de la techno présents sur ce disque donnent le sentiment de visiter un musée de cire. Paul Jackson et Niles Rodgers ici, Moroder et Todd Edwards là-bas : était-il vraiment nécessaire de faire appel à des noms aussi massifs pour exécuter des titres finalement pas si brillants ? Et même si Panda Bear et Julian Casablancas abaissent sensiblement la moyenne d’âge des participants de ce disque, il n’y a guère que Pharrell Williams qui tire réellement son épingle du jeu avec deux authentiques tubes, le réellement imparable Get Lucky (vous n’y avez pas échappé) et le très « sunset in California » Lose Yourself to Dance.

 

 

Random Access Memories n’est pas moins méta que les albums précédents de Daft Punk. Il raconte, comme Human After All, l’histoire d’une musique qui reprend vie (Give Life Back to Music, c’est la première track, programmatique elle aussi), qui quitte le stade « robot » pour le stade « humain », et même, qui décolle ici vers autre chose (Contact, merveille épique et horreur pompière à la fois) en même temps qu’elle réassemble les fragments disséminés de sa mémoire. Mais il le fait d’une manière somme toute assez peu fine, sans dialectiser quoi que ce soit : depuis quand la musique électronique vit moins que la musique électrique et acoustique ? A ce stade, la palinodie surprend en même temps qu’elle coule par le fond tout sentiment d’urgence.

 

 

Plutôt que d’être nerveux et libidinal comme l’était Homework, Random Access Memories dresse la carte du labyrinthe de ses propres obsessions musicales. On voit bien vers quoi pourrait aller ce disque : un grand album de pop mentale, monomaniaque et dingue, qui irait forer au plus profond de l’histoire de la musique pop pour la régurgiter verticalement. Mais l’album privilégie la clarté de l’enregistrement et de la construction ; à aucun moment l’auditeur ne se perd dans les bifurcations aléatoires de ces souvenirs robotisés. En évitant de verser ainsi dans la mégalomanie pop, Random Access Memories se prive de tout pouvoir de fascination et refuse d’être l’œuvre monstre qu’il aurait pu être. Au lieu de ça, il est un disque qui manque curieusement de vie et privilégie une nostalgie empesée et au fond assez triste (The Game of Love, l’épouvantable Within avec Chilly Gonzales au piano). Même Giorgio by Moroder, le titre pour lequel Bangalter et Homer-Christo ont enregistré Moroder fait l’effet d’une vilaine tapisserie sonore, boursoufflée d’envolées orchestrales dispensables.

 

Restent, sur ce disque, quelques morceaux vraiment inattendus de la part du duo : Motherboard, pièce de musique minimaliste lénifiante mais plutôt belle avec ses contrepoints de clarinette, et Instant Crush, pur tube de variété FM, tellement sucré qu’il est difficile de résister à ses hooks vocaux. Ces deux titres (ainsi que les morceaux de Pharrell) sont loin de sauver un disque globalement médiocre mais leur émotion est suffisamment particulière pour s’incruster durablement dans nos souvenirs à accès aléatoires.