Le XXe siècle restera celui du passage du mécanique à l’électronique, dans la musique comme dans la vie. De multiples tentatives d’exaltation de la machine et du mécanisme trouveront leur justification théorique dans de nombreuses doctrines avant-gardistes dès le début du siècle, principalement en France, en Russie et en Italie. Le jeune et tumultueux George Antheil (1900-1959), américain, débarque à Paris dans ce contexte, en 1922, avec un espoir de célébrité. Sa prodigieuse technique -puissance, précision et rapidité- fait du piano le vecteur de la réussite; mais le compositeur scandaleux surclassera le concertiste. Mechanisms, Sonata sauvage et Airplane sonata sont trois des pièces qu’il joua dès1923 au Théâtre des Champs-Elysées, et qui causèrent les plus violentes échauffourées depuis la rixe du Sacre du Printemps. Il trouva là deux défenseurs de taille : Eric Satie, renversa la vapeur par ses acclamations d’abord solitaires, et fit d’Antheil la nouvelle coqueluche parisienne ; Ezra Pound le saluera, dans plusieurs articles critiques, comme celui qu’appelait le vide laissé pour la musique dans les Manifestes Vorticistes (1913-14). Antheil sera sa machine de guerre contre un debussysme émollient. Jugement rapide et partial (Pound vise plus loin) que dément par exemple tout le début des Mechanisms, lents accords qui dissonent sombrement et dont l’aspect mécanique sera plus souvent retenu, épisodique et en proie à d’intrigants moments suspensifs mangés de silence. Est-ce le beau toucher de Herbert Henck ? Des traces de l’ » impressionnisme  » honni sont perceptibles dès les premières notes d’Airplane Sonata, qui dominent même son deuxième volet andante moderato. Les ostinatos et autres violences font contraste mais ne sont pas la matière exclusive de ces pièces comme ce sera le cas dans d’autres, telles Sonata Sauvage (mais moderato par deux fois). C’est que le  » machinisme  » n’interdit pas la lenteur, compensée alors par le poids ou certaine  » inquiétante étrangeté  » qui saisit d’effroi. Sonatina für Radio, comme (Little) Shimmy en appellent au jazz et proposent l’intégration la plus convaincante que l’on ait entendue de cet idiome (le ragtime). Pound : « C’est un épluchage du globe de l’œil, une taille ou un curage des tissus nerveux de l’oreille ». Contre les  » apparitions dans la brume » de Debussy (on se fait aujourd’hui une autre idée, plus  » dure « , du compositeur), il applaudissait à ces « bjets solides » donnant au passage une définition plus profonde de ce qu’il entend par mécanisme : « une construction (…) agissant dans l’espace-temps, dans lequel toutes les articulations sont serrées, les sons se rapportent les uns aux autres, à des distances calculées. » Le piano sonne « unifié, comme un tambour ».

Le mécanique est au cœur du travail de Nancarrow (1912-1997). Celui-ci, au destin tout aussi étrange que celui d’Antheil, mais filant en direction opposée, ne fut vraiment connu qu’à la fin de sa vie, ayant composé pendant des dizaines d’années au Mexique isolé de tous. (Antheil, après ses débuts glorieux fit le chemin à l’envers, délaissé par le Tout-Paris -la suite de sa vie est un pur roman, qu’il écrivit). Célèbre aujourd’hui pour s’être presque exclusivement consacré au piano mécanique- qu’Antheil avait lui-même abordé -et ses possibilités rythmiques illimitées (Studies for player piano), ce sont ses premières œuvres imprimées qui sont livrées ici : Prélude et Blues (1935). Deux miniatures, empreintes de jazz, l’une selon un procédé fugato où déjà pointent les préoccupations rythmiques qui seront la marque de Nancarrow (décalages périlleux et superpositions qui appellent le piano mécanique), l’autre où l’on croirait entendre l’esprit de Fats Waller et où se glissent des réminiscences de Gershwin.

Un programme intelligent, splendidement interprété, qui donne une chance d’entendre enfin vraiment des pièces peut-être très différentes de ce que l’on imagine, et se défendent très bien sans leur parfum de provocation.

Antheil : Sonatina fûr radio ; Airplane sonata ; Mechanisms ; A Machine de La femme 100 têtes d’après Max Ernst ; Sonatina (Death of the Machines) ; Jazz Sonata (Sonate n° 4) ; Sonata Suavage ; (Little) Shimmy.
Nancarrow : Three part studies ; Prelude ; Blues.
Herbert Henck (piano).
Francfort, août 1999