L’univers de Company Flow est fait de tortures. Lyrics tordus, rythmiques manipulées, samples massacrés… Dès 1996, on perçoit déjà les prémices d’une apocalypse sonore bâtie âprement dans des bas-fonds new-yorkais malpropres. Depuis Funcrusher plus -opus de glace brut et déphasé qui fit tant de bruit-, ces gars là n’ont de cesse d’enfanter des complaintes stylisées. Un naevus sur le corps du hip-hop.

Après le départ de Big Jus en 1999, El-Producto et Len s’allient brillamment pour pondre un véritable ovni funéraire : Little Johnny from the hospital. Triturant les beats comme deux alchimistes illuminés, Len et El-P maltraitent une nouvelle fois le hip-hop en lui injectant de la codéine en barre. Du travail de fou donc, récupéré malicieusement par Rawkus (label rusé qui s’est bien standardisé depuis) qui a tout de même eu l’audace de les signer, et de prendre en main par la suite des vieux briscards comme Kool G Rap ou Pharoahe Monch.

En 2000, la ligne de mire de Rawkus n’étant plus la même que la leur, les Co-Flow annoncent le split et créent leur propre label : Def Jux. Après avoir sorti les frasques de Mr. Lif, ils proposent aujourd’hui au public un double maxi vinyle : DPA [as seen on TV]. Company Flow renaît de ses cendres ? Oui et non. Les deux acolytes n’ont jamais vraiment prétendu que leurs aventures s’arrêteraient brutalement. Le cordon ombilical qui les liait à Rawkus fut coupé en douceur, pour mieux être rebranché à leurs propres organes. Independent as fuck : contrôle total de leurs oeuvres, de leurs pochettes (superbes) de leurs choix musicaux. Des choix qui les amènent d’ailleurs à s’allier ici à Cannibal Ox, tout fraîchement tatoués du sceau Def Jux. DPA prouve que les Mc’s sont loin d’avoir perdu leurs langues. Rugissements et grincements de guitares samplées permettent à El-P de fuser sur les beats de Len, tantôt electro, tantôt ruff & rugged, mais toujours dans un esprit expérimental qui déchire tout. El-P ne veut pas s’arrêter, superpose sa voix et boxe avec les mots Len en rajoute une couche en scratchant frénétiquement sur quelques lignes de synthés, que son confrère s’empresse de sniffer à l’arrache. Impossible à suivre. Où Len a-t-il bien pu choper ces lignes de guitares lancinantes ? Et surtout, combien de rythmiques sont mises à l’épreuve ? Les samples se transvasent adroitement pour être ensuite plongés dans une ablution de synthés lugubres. Ces lignes de synthés alliés à une rythmique nerveuse supportent ensuite des mélodies instrumentales dont les raccords sont flous au possible. Break. Retour sur une atmosphère limpide qui voit s’entrecroiser de petits crissements de bips bardés de samples passés au grill… Bien sûr, l’énumération n’est pas exhaustive. Mais il s’agit bien d’un travail de surdoués méticuleux, tout comme peut l’être un chirurgien sonné au Prozac, en fin de semaine, après avoir opéré plus d’une trentaine de patients… Sur Simple, Len et El-P plongent leurs doigts dans des guitares hendrixiennes de toute beauté. Du sampling de qualité. Mutation, transmutation, flow. Recette bien relevée qui renferme sur Simian drugs quelques trouvailles hallucinantes. Ce morceau hardcore compact (featuring Ill Bill) vient pimenter une atmosphère déjà bien corsée. Signalons d’ailleurs au passage que les travaux récents featuring Ill Bill valent toujours le détour (I need drugs de Necro, Black Helicopters des Non Phixion…).

Sur la deuxième galette, les Cannibal Ox sillonnent la même veine que leurs mentors. Ce crew de Brooklyn se révèle être vraiment à la hauteur de la prod. Ils essaiment singulièrement leurs flow titubants (allègrement passés dans divers filtres), et se lâchent sans vergogne sur les instrumentaux. Sur Straight of the D.I.T.C -qui rappelle par instant la b.o. du film Assault de John Carpenter (encore lui)- ils sont en symbiose absolue avec El-P. Il est clair que le son louche des Co-Flow plane au dessus de leurs têtes. Mais ils réussissent à en extraire le meilleur jus pour nous exposer un cocktail rugueux qui sied parfaitement au sonorités made in Len.

Company Flow sort une fois de plus de son bagage un opus étincelant, dont le traitement sonore dégage une atmosphère qui n’est pas sans rappeler les péripéties numériques chères à l’electronica pointue. On pourrait aisément rapprocher les Co-Flow de formations electronica transgressives telles que Two Lone Swordsmen ou Funkstörung. DPA enivrera tout auditeur qui aime déambuler dans les méandres sonores des sampleurs, tout comme ceux qui trippent sur un hip-hop compliqué et alambiqué. Chapeau bas à ces artistes avec qui les machines, pour une fois, ne prennent pas le pas sur l’émotionnel.