Un Nick Tosches français aurait nécessairement écrit sur Christophe, héros oublié de notre rock’n’roll hexagonal, entre un chapitre sur Alain Kan et un autre sur Daniel Darc. En attendant que quelqu’un se lève et l’écrive, c’est Christophe lui-même qui se chargera de rajouter un chapitre à son histoire avec Comm’ si la Terre penchait…

D’emblée, on peut dire que ce nouvel album est plus humble que le précédent (Bevilacqua, en 1996) tout en étant sans doute plus réussi dans l’ensemble. Moins d’expérimentations et un ton plus sobre… En apparence. En apparence seulement car si ce nouvel album semble immédiatement accessible, ça n’en fait pas forcément un disque facile. A l’aube de ce nouveau millénaire, l’électronique Bevilacqua est supplanté par un millésime plus riche en cordes (estampillées Joseph Racaille) et en textes (dont certains de Marie Möôr -Mme Barney Wilen- ou d’Elisa Point, soeur spirituelle de Christophe dans le domaine de la chanson française décalée) dont la tranquillité ne pourrait bien être qu’une façade.

L’ouverture, avec Elle dit, elle dit, elle dit… impose son cafard sur fond d’harmonium (en hommage à Nico et ses poèmes) en quelques phrases minimales et essentielles. On s’envole très vite dans les réminiscences des Mots Bleus avec La Man qui annonce la série de slows étranges et ballades désabusées qui composent Comm’ si la Terre penchait..., dont les chansons mid-tempo produisent peu à peu leur subtil effet narcotique. On se laisse convaincre par cette voix au bord de rendre son dernier souffle et les langueurs opiacées de son ode à l’ennui (« J’aime l’ennui / Une poignée de secondes / Jetées hors du monde ») ou les vertiges de ces paradis perdus (« Non n’essaie pas de comprendre / Ce qui t’échappe, c’est toujours moi » sur Ces petits luxes). Le constat tombe, inévitable : il n’y a qu’un Christophe. Ou peut-être plusieurs. Du Christophe, l’homme aux tubes chromés, au Christophe artiste culte, perdant magnifique qui viendrait d’Italie plus que du Canada, on est face à une énigme qui prend un air d’évidence : c’est peut-être ce qui éloigne définitivement Christophe d’un succès tardif et « digne », à la Bashung.

Est-ce que le grand public voudra entendre Christophe dans des titres comme On achève bien les autos ? Nombreux sont ceux qui passeront à sec cette rivière commençant comme du Michel Bulteau, période Mort d’un rebelle (« J’aime bien respirer / la taule d’argent et / ton pantalon de vinyle blanc / la radio chromée joue / Loving you  » ) et s’encastrant dans le Crash de JG Ballard (« Les sentiments de l’auto roulent / je sens ton sexe éclaboussé / de diamants / éclatés par milliers »). Pourtant, depuis toujours, Christophe manie l’art de la dragée au poivre et des beautés convulsives : On achève bien les autos est la petite soeur blafarde de sa glorieuse aînée Coeur défiguré (« Sur le front incrusté / milles éclats de pare-brise / cheveux plaqués par le sang / couronnés de diamants blancs »). Aujourd’hui, peignant sans cesse le même tableau pour qu’enfin un jour on le voie, Christophe a remplacé la Princesse Stéphanie de Ne raccroche pas par Isabella Rossellini, sur le tubesque Voir. Dans cette rencontre-fantasme, « le monde a les yeux d’Isabella Rossellini »et, esseulés tel Christophe, on garde « encore en mémoire / sa voix sans la voir / son absence / mieux qu’une présence ». Plus tôt, sur Nuage d’or, il quitte la compagnie de son alter ego américain, Alan Vega, pour exhumer Big Joe Williams pour une discussion post-mortem riche en réminiscences furtives, des flash, des instantanés de vie qu’on avait oubliés. A l’issue muette de Sous l’eau des roses, on se ressaisit, prenant peu à peu conscience que l’album est terminé et que l’on s’était abandonné, qu’on avait imperceptiblement basculé, Comm’ si la Terre penchait…