Dans La Traversée, film-essai au genre incertain, autofiction, « ciné-ma-vérité » qui dit et relate la quête intime et physique d’un père absent, Stéphane Bouquet, sujet-narrateur et personnage principal, revient à plusieurs reprises sur le souci de soi qui justifie ce genre d’entreprise. C’est bien sûr une manière pour lui de parer au reproche réflexe qui moquera l’exercice d’autocomplaisance, qui traitera par l’indifférence et parfois le mépris le morceau d’impudeur, l’exposition sans distance de « son affaire à soi ». Plus sûrement, ce retour constant sur le statut d’ »être filmé », ce va-et-vient permanent entre celui qui a projeté un film dans sa tête (Bouquet est scénariste et critique) et celui qui est projeté sur l’écran et sous nos yeux, est le moyen, par la voix off qui accompagne l’itinéraire, de circonscrire le territoire parcouru au cours du tournage, de donner un sens au projet. Le sens est d’ailleurs donné par le titre : le mot traversée dit une trajectoire conquérante, qui gagne sur une terre jusque-là inconnue. Il rappelle les « chemins de traverse » des errants et des vagabonds, mais il renvoie surtout à une certaine Alice qui, elle aussi, se mirait dans un Miroir avant de passer de l’autre côté.

Le film de Lifshitz/Bouquet n’est pas un exercice nombriliste. Plutôt le contraire : la tentative forcenée de parcourir enfin des terres qui ne soient pas celles de la pensée et de l’imaginaire, la tentation d’éprouver, sur un terrain risqué -les origines, la provenance- ce qui ne va pas de soi pour un « cérébral » comme Bouquet : l’attachement au père et à la famille hors d’un désir imaginaire et la persévérance nécessaire pour venir à bout d’un désir de réel. La voix off dit : « Alors voilà, je vais faire un film pour mettre fin au cinéma en moi et vivre dans le temps d’aujourd’hui. » Or, ce qui intéresse dans La Traversée, c’est la difficulté à faire ce film-là ; c’est la tension, magnifiquement captée par Sébastien Lifshitz entre, d’une part, une relation imaginaire et littéraire avec le monde que le narrateur a toujours construite, à laquelle il tient comme à un bloc poétique qui le protège et, d’autre part, la confrontation avec le réel que constitue l’entreprise de recherche du père à travers les Etats-Unis. En effet, filmé dans l’exactitude minutieuse de la progression spatiale, à travers les lieux et les actions anonymes qui en sont les bornes obligées -cafétérias, motels où l’on mange et où l’on se repose-, le voyage de Bouquet, sujet parlant sa vie, finit par avoir raison de son désir poétique. Le cours du film suit cette progression et la caméra enregistre sur le visage même du fils, les traces de fatigue et de lassitude à mesure que l’instant fatidique s’annonce -la rencontre avec le père.

Si la première partie du film relate, par la voix off et blanche de Bouquet et dans une langue belle et soignée, comment s’est bâtie l’image du père absent, comment s’est écrit le scénario de son manque à partir d’hypothèses d’enfant, d’indices laissés par la mère, la seconde partie abandonne le récit trop bien écrit du manque pour montrer l’épreuve de la rencontre. L’une des plus belles séquences du film montre Stéphane Bouquet réagissant devant la caméra à sa première visite à son père : ce qui marque le spectateur à ce moment, c’est la faible teneur de ce qui est dit, le récit de la rencontre par défaut, tout à l’inverse de la langue poétique qui ouvrait le film. On pense alors à cette phrase-cliché : « la réalité dépasse la fiction » et l’on se dit que si le réel fictionne tant à cet instant, c’est qu’il n’est encombré par aucune fausse réplique, qu’il donne à voir simplement la vérité nue d’un jeune homme. Très vite bien sûr, Bouquet cherche à sortir de cette vérité révélée malgré lui, notamment en attribuant à celui qui le filme -Sébastien Lifshitz- la quête initiale du père ; mais, ce qui bouleverse, ce n’est pas cette ultime tentative de fuite, c’est le baiser échangé et filmé de loin, entre un vieil homme aux cheveux blancs et son fils serré avant le nouveau départ.