Il se passe quelque chose sous les pieds des superstars du hip-hop US. Alors que, à la surface, poppent les bouchons de champagne et passent les Benjamins, là-dessous, dans l’underground, se construit un réseau secret aux mailles ténues, qui invente quelque chose comme la cold wave du rap. Réunie autour du collectif Ozone (Mike Ladd) et des débris de Company Flow (El-P, Mr. Len), une scène émerge petit à petit de l’asphalte new-yorkais, pendant East Coast des expérimentations du label AntiCon (DoseOne, Sole, DJ Mayonnaise) ou du Permanament des Britanniques Gamma (sorti sur Big Dada l’année dernière).
Le cold wave du rap, donc. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. D’un hip-hop qui ne connaît pas la lumière du jour. Qui grince dans un cliquetis métallique et découpe ses rimes paranoïaques sur des breakbeats froids et des nappes synthétiques lancinantes. Il n’est plus très loin le temps où un Mc osera poser ses lyrics sur les arêtes coupantes de verre brisé de la musique d’Autechre. Encore un peu, et nous y serons. C’est tant mieux, et ce n’est pas étonnant : le hip-hop est suffisamment adulte aujourd’hui pour pouvoir s’offrir le luxe d’un peu d’intellectualisme abscons. ça nous changera les idées, et tout ce qui change les idées est toujours intéressant.

De Cannibal Ox on ne sait pas grand-chose, sinon que le groupe se compose de deux MCs (Vast Aire, Shamar), qu’il s’est fait remarquer sur le Def Jux presents… EP, disque manifeste de l’écurie Def Jux, le label-projet des ex (?)-Company Flow, et que ce premier album produit par El-P est aussi le premier LP que sort Def Jux depuis la fin du partenariat avec Rawkus. Ce qui ne veut pas dire qu’il s’agit là d’un disque de rupture : The Cold vein poursuit un peu plus loin sur la voie qu’annonçait déjà Little Johnny from the hospital des Company Flow, il y a deux ans : c’est un disque qu’on ne recommandera pas à votre petit frère -celui qui adore Eminem et Britney Spears (en cachette)- car il risque vraiment de faire des cauchemars.

Avec ses rythmiques lentes et saturées, ses voix d’outre-tombe déformées par le vocoder, son ambiance électronique oppressante, la musique de Cannibal Ox fait plus penser aux B.O. des films de Dario Argento par les Goblin, ces sous-Mike Oldfield qui usaient de leurs synthés prog comme d’un couteau planté dans la gorge, qu’à De La Soul ou au Sugarhill Gang (écoutez les claviers sépulcraux de Pigeon, si vous en doutez). Elle dessine un paysage sonore claustrophobique, rempli de bruits blancs, comme un disque du Bomb Squad joué en 33 tours dans un sous-marin par 3 000 mètres de fond.
Sur ces bases sans concession, Cannibal Ox développe des thèmes voisins des obsessions qui étaient déjà celles de Company Flow. Là où Marylin Manson prend son pied dans l’aliénation, les Cannibal Ox en font la description grinçante : leurs lyrics décrivent un univers à la Burroughs période parano, fait de conspirations et de politiciens pourris, de technologies oppressives, de rues délabrées livrées aux rats, aux chats errants et aux cafards, bref, un paysage de stress urbain postmoderne façon Naked lunch, bien à l’image des pochettes cronenbergienne des disques de Company Flow et de Def Jux.

Alors évidemment, il sera difficile de trouver un hit là-dedans. Si vous espérez soulever les dancefloors, ce n’est pas vraiment le bon disque. Si par contre vous vous appelez Abel Ferrara, et que vous souhaitez une bande-son pour votre prochain film de SF, la voici.