Peu de groupes ont acquis un statut culte aussi fort et aussi vite que le duo écossais Boards of Canada. Sur la foi d’un album regroupant quelques singles et raretés éparses, cet ancien secret du label mancunien Skam est devenu -à juste titre- l’un des noms les plus importants de l’electronica britannique. Aujourd’hui sort ce très attendu et gargantuesque Geogaddi, qu’on aborde forcément avec fébrilité, stupeur et tremblement.
Premier objectif : ne pas juger à la hâte. On le sait, notre amour pour le duo ne s’est pas fait en un jour, la musique de Boards of Canada préférant se distiller doucement et sournoisement dans l’inconscient de ses auditeurs. Ainsi leur premier Music has the right to children ne doit son succès qu’au très lent bouche-à-oreille et à l’activisme constant de ses partisans, et leur récent EP In a beautiful place out in the country a mis plus d’un an à être compris et accepté par les fans. Deuxième objectif : oublier que Boards of Canada fait de la musique électronique et abandonner toute attente technologiquement correcte, car les écossais se fichent pas mal des normes esthétiques contemporaines, quitte à avoir l’air de deux hippies un peu poussiéreux et de se répéter un peu.

Tout est encore là, des vieilles nappes salies de synthétiseur analogique aux rythmes syncopés ultra-répétitifs qui ont forgé leur esthétique si particulière dès leurs toutes premières productions (le magnifique High scores EP en tête) ; ce qui est à la fois rassurant (pas de « glitch » tendance ici) et un peu déconcertant. Dans la mesure où le duo aime s’autosampler et l’autoréférence, on a parfois, souvent même, l’impression de réécouter un disque que l’on connaît déjà.
L’album, qui enchaîne morceaux et interludes, suit la même charpente que le précédent, et on sent le duo très attaché à ses formes et formats autant qu’à ses sonorités forcément limitées. La mélodie de Sunshine recider, par exemple, ressemble à s’y méprendre à une version ralentie de celle de An Eagle in your mind, qui ouvrait Music has the right to children, sur laquelle vient se greffer une voix féminine répétant en boucle « a beautiful place »… A priori, on n’a rien contre les artistes qui possèdent une esthétique suffisamment forte pour s’exprimer uniquement avec les éléments limités que cette dernière leur offre. Or ici, si on n’était pas inconditionnels, on dirait que Boards of Canada s’embourbe dans son propre univers.

Pourtant, isolé dans son statut d’oeuvre autosuffisante, le disque est magnifique. Les vocoders surprenants de Music is math et les voix désincarnées de The Devil is in the details finissent par réellement transporter ; les boucles de batteries et les drones ondulants de Gyroscope ou les flûtes et percussions écrasées de Alpha & Omega simulent un passionnant psychédélisme contemporain ; le sémillant Dawn chorus ou le glaçant The Beach at redpoint comblent nos plus secrètes exigences mélodiques. Même si on s’offusque de la prise de risque inexistante, on ne peut que s’extasier devant la force onirique de ce Geogaddi crâneur. Loin de toute pression contractuelle (autant celle d’un hypothétique nouveau public plus large que celle des fans), Marcus Eoin et Michael Sandison ont imaginé et bâti une nouvelle entité complète et complexe qui décevra forcément en premier lieu mais qu’on imagine volontiers devenir un second classique dans les années à venir. Voici donc un disque qui devrait révéler ses richesses au fur et à mesure de son vieillissement, voire de son épanouissement (comprendre loin des considérations critiques liées à sa sortie, auxquelles cette chronique participe). Si Boards of Canada a pris le risque de n’être que Boards of Canada, ça doit forcément être bon signe.