Vingt synthétiseurs vingt morceaux, un album : la belle idée du britannique Ben Edwards, collectionneur maboul et sympathique artisan electronica depuis le milieu des 90s, ne mâche pas ses mots pour énoncer son principe en forme de dogma rigoriste, auquel il se tient admirablement. A part le deuxième morceau consacré au VCS3 de la firme EMS (dont le pêché terrible (!) est d’utiliser le module de delay d’une autre machine, le Ploysynthi de EMS, confesse Edwards), il n’y a rien d’autre à y entendre que les machines et leur fantômes dans leur plus simple appareil (zéro edit, zéro effet, zéro couches), ou plutôt, les machines-contôlées-par-Ben-Edwards-contrôlé-par-les-machines, par ordre chronologique depuis le Moog Modular (1968) jusqu’au Kawai K5M (1987). C’est-à-dire du début jusqu’à la fin de cette belle ère totalement révolue où la musique pop (Abbey Road, Fly like an eagle du Steve Miller Band, Blade runner) vibrait aux fréquences folles des inventions, et où les synthétiseurs étaient moins des « stations de travail » que des instruments habités de singuliers fantômes. En ces beaux temps de fétichisme sonique, un catalogue aussi habité est un cadeau précieux.

Mais au delà du disque lui-même, beau bonheur esthétique dont le modus operandi d’un synthétiseur pour un morceau accule de fait à l’ambient et à la monochromie, les passionnantes problématiques que ladite idée soulève en notre temps brouillon avancent en bataillon : le gros livret d’arguments techniques, hagiographiques et esthétiques (rédigés par Edwards lui-même et Robin Rimbaud) qui accompagne la musique en témoigne immédiatement. Twenty systems est en effet bien plus et bien moins qu’un impossible catalogue de sons ou une ode technopositiviste : c’est un réenchantement viscéral du son électronique. Car si l’on arrivera jamais vraiment trancher sur un quelconque supposé moral à propos de la démocratisation de la musique électronique (pop et savante) par la diffusion d’outils de moins en moins onéreux, de plus en plus faciles d’usage et adaptés à nos envies trop influencées, celle-ci perd inexorablement son caractère alchimique, voire sacré.

Moins intéressé que d’autres par le bonheur tout fétichiste de reconnaissance par le corps, l’oreille et l’âme des matières mises au monde par les machines qui ont bâti notre oreille pop, Ben Edwards nous convie à un beau parcours chronologique dans cette parcelle encore trop méconnue de la musique où les inventeurs et les compositeurs se confondaient souvent – qu’on pense aux relations privilégiées qui unissaient Wendy Carlos et Robert Moog ou Morton Subotnick et Donald Buchla, ou aux statuts si flous des inventeurs – compositeurs Oskar Sala ou Hugh LeCaine. Agissant dans un double mouvement admirable de générosité et de naïveté où ce sont autant les machines, via leurs modes d’utilisation et leurs singularités de conception, qui déterminent le geste du musicien que le musicien qui incarne sa vista à travers elles, Benge performe une belle déterritorialisation s’il en est une devant nos oreilles, et nous éblouit.