Qu’est-ce qui a fait courir toute la presse fin 1999 ? Arthur Rubinstein. Pianiste né polonais en 1887, mort américain au bel âge de 95 ans. Célébré comme aucun autre artiste classique au XXe siècle. Seule la Callas, dans un genre tout aussi mondain, a su, comme lui, dépasser le cercle des mélomanes et connaître la notoriété d’une star hollywoodienne. Rubinstein, c’est l’enfant roi du XXe siècle naissant, donnant son premier grand concert public avec l’Orchestre philharmonique de Berlin en 1900. Encouragé par Joseph Joachim, le début de sa carrière est foudroyant, et il n’a pas 19 ans lors de son premier concert au Carnegie Hall de New York. Soixante-quinze ans plus tard, après des milliers de concerts et des centaines d’enregistrements, c’est un monsieur presque aveugle qui fait ses adieux à la scène (mai 1976 à Londres). « Les touches du clavier, je les trouverai toujours… c’est le clavier que je ne trouve plus ! » déclara-t-il en une pirouette d’autodérision dans laquelle -aussi- il était passé maître. C’est qu’il fallait voir le vieil homme, son cigare Montecristo vissé au bec après les concerts, courtisé par le monde entier, distribuant en huit langues bons mots et anecdotes croustillantes. Gentleman charmant qui s’était donné entier sur la scène, et se régalait de lui-même à la face du tout-Paris.

Le témoignage de son fils John nous éclaire sur la vérité d’expression de son jeu et la qualité de ses disques : « Lorsque j’écoute ses enregistrements maintenant (…) je l’entends, comme s’il était encore dans la pièce, me dire les choses les plus intimes, profondes, belles et essentielles. » Est-ce là que réside le secret du charme et du succès de Rubinstein ? Lui qui disait : « La froideur est bien plus impardonnable qu’une fausse note », avait trouvé une façon directe, non égocentrique de jouer. Jeu simple, humble, totalement libéré d’une virtuosité de façade. « Cent pianistes jouent mieux que moi », disait-il, en ajoutant immédiatement, « mais je suis le plus grand. C’est injuste mais c’est comme ça. » Le plus grand, ignorant totalement Bach et presque entièrement Mozart, mais appliquant à tous les autres compositeurs les principes qui président à une bonne exécution de Mozart et de Bach : fluidité, timbre chaud, sens polyphonique, générosité sans emphase.

Les quatre-vingt-quatorze compacts qu’édite BMG aujourd’hui, intégrale de cent six heures de musique où l’on retrouve tout ce que le roi Arthur a gravé, sont à sauver pour le prochain siècle. Audace dans le répertoire choisi (musique française, compositeurs espagnols, brésiliens), respect absolu de la partition, liberté incarnée, inspiration touchant parfois au génie (Chopin bien sûr mais aussi Brahms, Schumann ou Albéniz). Que reste-t-il aux millions d’auditeurs qui se précipitent sur cette édition limitée : l’impression que Rubinstein résume en un trait d’élégance le meilleur de deux siècles.