Toutes les écoles électroniques expérimentales européennes ont cherché leurs pionniers. Si l’héritage s’imposait de manière évidente pour les Français, les Allemands, les Italiens, les Japonais ou les Américains -des pays dont les capitales abritèrent toutes des studios de recherche musicale dès la fin des années 50-, il a fallu pour d’autres beaucoup secouer la poussière (on pense à Max Brand en Autriche, par exemple, érigé en ancêtre de la scène viennoise) pour réhabiliter quelques pionniers isolés et quelque peu oubliés. Les oeuvres électroniques du norvégien Arne Nordheim ont ainsi été ressorties de la naphtaline dès les débuts du label Rune Grammofon, la réédition du prodigieux Electric, en même temps que son ravalement ambient Nordheim transformed par les icônes Deathprod (membre de Supersilent et héraut dark ambient) et Biosphere (héros ambient tout court), ayant immédiatement replacé le Norvégien aux côtés de ses célèbres pairs suédois (Bengt Emil Johnson, Ake Hodell, Lars Gunnar-Bodin) et comme père naturel de la bouillonnante scène post-concrète et électronique dont Rune Grammofon est le représentant le plus médiatisé.

C’est un double événement que fête le label aujourd’hui, puisque Dodeka est à la fois la trentième référence du label, et un inédit absolu de Nordheim. On imagine mal aujourd’hui à quel point la démarche du compositeur, également auteur de pléthore d’oeuvres instrumentales, orchestrales, de chambre ou mixtes, était excentrique dans la Norvège des années 60. Autant influencé par Mahler que par Penderecki -la Pologne fut d’ailleurs une terre d’accueil importante pour ses recherches soniques- et Ligeti, il fut littéralement interdit de concert après un récital d’oeuvres pour orgue de ce dernier et de Mauricio Kagel. Les douze recherches de Dodeka (douze en grec), réalisées sur un matériel sommaire aux studios de la radio nationale à Varsovie, n’en apparaissent aujourd’hui que plus fougueuses et inespérées. D’autant que, derrière une esthétique répétitive et assez discrète en comparaison avec les déflagrations supersoniques d’un Xenakis, de Parmegiani, de Cage ou Subotnick, Nordheim fait montre d’une incroyable singularité esthétique. Un seul référent fait valoir sa filiation ici, c’est le Ligeti de Artikulation et Glissandi, deux oeuvres essentielles de 1957 élaborées dans les studios de la Westdeutschen Rundfunks (dirigés à l’époque par Stockhausen) avec Michael Konig et Cornelius Cardew : on y retrouve la même volonté d’épuiser le matériau sans jamais perdre de vue la perspective musicale.

Nordheim, à partir d’un matériau très restreint et, ici, complètement électronique (c’est-à-dire qu’il n’utilise que des générateurs de son et pas de bandes de sons préexistants, comme l’école française), élabore des petites constructions cristallines très cohérentes, mouvantes et mystérieuses, dont on ne sait jamais si les tonalités sont aléatoires ou fruit d’un intense travail de déconstruction harmonique. Toujours est-il que du chaos de pure tones qui s’échappent du silence musical comme autant de bulles de savon inespérées, se dessine toujours des fragrances de mélodies complexes dont les contours dessineraient presque une forme d’ambient avant l’heure. Si le propos est diamétralement opposé, chaque seconde appelant ici à toute votre attentions, la matière limitée, la rengaine, l’utilisation de la forme de la miniature (pas un mouvement de l’oeuvre n’excède trois minutes, et ils sont tous titrés) incitent tous à une sorte de contemplation auditive qui le rapproche naturellement des expériences en eau pop d’Eno.