Bien sûr, on ne peut qu’admirer la voix claire et cristalline de la chanteuse française, sa facilité à monter dans les aigus, sa justesse et sa générosité ; bien sûr, on ne peut que dire combien sont remarquables les cinq pianistes dont elle s’est entourée pour cet album (René Urtreger, Chick Corea, Enrico Pieranunzi et Jacky Terrasson relayant le fidèle Benoît de Mesnay au clavier) ; bien sûr, le répertoire choisi est irréprochable, entre standards (Four de Miles Davis, You go to my head, I thought about you), salut rituel à Billie Holiday (God bless the child) et reprises inattendues (la première Gnossienne de Satie). D’où vient alors qu’on rechigne franchement à se laisser porter, voire qu’on éprouve de temps à autres un véritable embarras ? Peut-être du goût parfois douteux des arrangements, comme cette relecture orientale (Olivier Louvel au saz, instrument traditionnel à six cordes) de la première Gnossienne, doucement saupoudrée de nappes de synthétiseur et de volutes vocales ou instrumentales guère originales. Peut-être des fausses bonnes idées qui parsèment l’album, comme cette version balancée de God bless the child, sur un rythme binaire chaloupé (Sal La Rocca à la basse, Manhu Roche à la batterie) qui laisse un goût de saugrenu dans l’oreille. Et peut-être, surtout, du désolant cabotinage auquel se laisse aller ici et là Anne Ducros, qui multiplie les effets et les démonstrations de virtuosité en oubliant les chansons qu’elle interprète sur le chemin. De ce point de vue, sa déplorable version des Feuilles mortes, en duo avec Chick Corea, est difficile d’écouter de bout en bout de manière sérieuse : jeux gratuits sur le rythme, déconstruction impertinente des phrases, ton gouailleur du plus mauvais genre et inévitable séance de scat plat paraîtront une offense esthétique à tous les amoureux de la mélodie de Kosma. Dommage.