L’éclatante seconde jeunesse de Werner Herzog se confirme, marquée par une fougue documentaire (Ennemis intimes, Incident at Loch Ness) que ce Grizzly man porte à son paroxysme. Au vu du sujet, rien de révolutionnaire en apparence, tant on songe à mille autres reportages télévisuels jouant sur la dichotomie entre prétexte pédagogique (la vie extraordinaire d’un homme parmi les grizzlis, Tim Treadwell) et vrai racolage sensionnaliste (celui-ci est mort dévoré tout cru par l’un des bestiaux en compagnie de sa compagne). Cette ambiguïté du statut du documentaire est le sujet même du film, posant une question demeurée ouverte jusqu’au bout : où est Herzog dans le film ? Pas vraiment derrière la caméra, puisque l’essentiel du métrage est composé d’images filmées par Tim Treadwell avant sa mort. Et pourtant, Herzog est partout : sa voix-off ironique ou lénifiante, en cela d’une extrême perversité, accompagne le film. Et on le voit même interviewer diverses connaissances du héros dévoré, selon la trame d’un pur récit d’investigation affective et psychologique.

Nulle part, partout, Herzog atteint sans nul doute ici un point culminant de son œuvre de grand documentariste ambigu (ce qu’il fut de tout temps) en ce qu’il part de la forme la plus basse et la plus triviale qui soit -le doc sensationnaliste qui paraît bidonné dès les premiers plans- pour atteindre à une véritable leçon de cinéma au sens le plus noble. Passées les premières séquences en effet, plus un plan, plus une seconde qui ne portent en eux cette charge incompressible de mystère et de questions posées par le flot un peu fou d’images offertes au vide laissé par la mort de Treadwell : qui filme ? Comment organiser une telle montagne de rushes (Treadwell a passé 13 étés en compagnie des grizzlis, filmant à un rythme effréné) ? Où s’arrête le travail de Treadwell ? Où commence celui d’Herzog ? La force de Grizzly man tient en sa dynamique boule-de-neige qui fait que chaque nouvelle séquence sème un peu plus de doute dans l’esprit du spectateur, passant entre évidence de la réalité filmée (impossible de douter de l’existence du personnage, star visible dans une multitude d’archives d’émissions) et difficulté malgré tout à y adhérer pleinement (comme dans cette scène où le médecin légiste raconte, devant une table d’autopsie, les détails de la mort de Treadwell avec une étrange distance ironique).

En jouant sur tous les clichés du docu-menteur, dont Spinal tap de Rob Reiner demeure la référence absolue, Herzog pousse le doute à son comble grotesque : interview discount des parents de Treadwell dans leur salon un peu minable, séquences de making-off délirantes (Treadwell pendant dix bonnes minutes qui fait des doigts à la caméra comme une sorte de petit Scarface surexcité s’en prenant aux responsables du Parc qui lui refusent sa légitimité), jusqu’à cette hallucinante scène où Herzog utilise le macguffin du film (la cassette audio de la mort en direct de Treadwell et de sa compagne, qu’on n’entendra pas) comme d’un pur ressort d’efficacité dramatique, l’écoutant devant la caméra et commentant à la meilleure amie du héros son aspect insupportable (« ne l’écoutez jamais, jetez la cassette où elle sera votre pire cauchemar »). Jeu évidemment très pervers, comme l’est le statut même du documentaire, mais qui n’oublie jamais de rendre au personnage sa dignité de sujet. Visiblement plus psycho qu’écolo, Tim Treadwell apparaît ainsi sous latitude ouverte, sans le moindre effet d’amplification, dans une nudité bouleversante en ce qu’il l’a lui-même mise en scène (ce qui affranchit le réalisateur de tout reproche). Herzog ne fait que continuer le portrait, accomplissant le travail en démiurge, y ouvrant mille perspectives (lorsqu’il rend hommage au talent de cinéaste de Treadwell en s’appuyant sur des plans anodins) On n’a pas vu objet plus stimulant depuis des lustres, et ce malgré la bonne santé générale du documentaire aujourd’hui. Mais surtout : Grizzly man, malgré ses airs riquiqui et volontiers minables, est un immense moment de cinéma.