On a beaucoup pesté et regretté en 2003 le cul-de-sac apparent dans lequel la musique semble actuellement s’être fourrée : electronica moribonde, hip-hop indie inconséquent, mort annoncée d’un retour du rock qui n’avait pourtant jamais cessé de remplir les stades quand les extrémités aventureuses se partageaient quelques miettes. Un ami journaliste m’expliquait récemment à quel point la soi-disant crise de créativité des gros groupes actuels (allez, puisqu’ils squattent tous les tops de fin d’année, citons les affables et simplets White Stripes) était d’ailleurs une aubaine pour les grosses maisons de disque qui en profitaient pour refourguer des rééditions onéreuses à tour de bras et à moindre frais, et nous préparait une génération de jeunes cyniques endormis. Quand on entend la réédition couplée (merci Fat-Cat) des deux premiers albums du groupe Animal Collective, ou, au hasard, le prochain Liars (on en reparle vite), on se dit pourtant que tous ces tristes discours sont un peu une perte de temps. Quand on entend en effet la fabuleuse liberté que s’octroient ces Américains quand à leur manière de concevoir leur songwriting, et surtout l’incroyable créativité et originalité qui s’en dégage, tout devient clair. Vous cherchez un groupe de rock qui ne fait pas dans la copie controlled ? Alors mettez votre imper et descendez donc dans l’arène.

Au-delà des clichés (musique de dingos, musique d’excentrique), la musique d’Animal Collective (soit Deaken, The Geologist, Panda Bear et Avey Tare, 4 new-yorkais aux amitiés sensées puisque proche des passionnants Black Dice) exulte en effet de singularité. Certains crieront peut-être, à l’écoute des salves de fréquences suraiguës martelantes de l’intro Spirit they’ve vanished, à la branlette expérimentale. Mais le fait est qu’il n’y a pas grand chose d’intellectuel dans ce double disque fascinant, et que la moindre mélodie (et il y en a par milliers) ferait pâlir d’envie pas mal de prétendants psyche pop (The Polyphonic Spree ou Parsley Sound pour citer les plus récents). Non, Animal Collective aurait plutôt l’incroyable audace de proposer en même temps un bijou de liberté et une collection de chansons impeccables. Le premier des deux albums ici réédités ensemble, Spirit they’re gone spirit they’ve vanished, explose de fragrances sixties indéterminables, américaines et anglaises à la fois, et de mirifiques explosions de bruit et de roulement de batterie énigmatiques, convoquant en même temps le meilleur des grands génies pop et des grands expérimentateurs (White Noise, Godz, Captain Beefheart, Faust ,Van Dyke Parks, John Cale), sans jamais se référer à aucun d’entre eux en particulier. Les cymbales s’écrasent au sol, les synthés chuintent du bruit blanc et des crashes de voix surcompressées, les pianos jouent à cache-cache avec les mélodies, enrobant les chansons de nuages de fumées mystérieux, parfois à la limite du débilitant, mais jamais proprement excentriques. On trouve même une ballade grésillante (le sublime Penny dreadtuls), des hymnes optimistes fourrés à la méthadone (Bat you’ll fly), du free-jazz nourri à Raymond Scott (le grand Chocolate girl). Bref, on avait jamais entendu une pop aussi passionnante depuis le chef-d’oeuvre Yerself is steam de Mercury Rev, et c’est un très, très gros compliment.

Le deuxième, Danse manatee est plus excentrique, plus éclaté, moins réussi aussi (ce qui explique la note générale de cette chronique, car on est pas loin du 5/5) : dès Penguin penguin, on passe du génialement déconstruit au franchement épileptique. Nettement moins facile d’accès, ce deuxième album arbore des airs plus tribaux (Runnin’ the round ball) et primitifs, le rapprochant de ses cousins Black Dice. Quelques chansons surnagent (Essplode pourrait être une ballade typique si quelqu’un s’en prenait au batteur), mais l’ensemble demeure insondable et ne laisse aucune prise. Cependant, ce chaos de parasites parasités par des accroches mélodiques vocales et inversement a de la gueule -les breaks orgasmiques de Meet the light child rappellent le meilleur des Residents ou du Trout mask replica de Captain Beefheart. Comme un négatif troué au mythe de Spirit they’re gone…, ce deuxième disque complètement ravagé fonctionne assez bien dans sa globalité. Les deux disques étant publiés ensemble, il y a largement de quoi mettre les deux en perspective, et il est plutôt évident que les deux disques fonctionnent mieux en miroir.

Quoi qu’il en soit, arrêtez de râler. Pendant que vous chialez sur la morne humeur de l’actualité musicale, Animal Collective se bouge les fesses et n’attend que vous pour partir au carnaval. Animal Collective, meilleur groupe de rock actuel.