On en voudra toujours un peu à Yoshiyuki Sadamoto de s’être fourvoyé dans une adaptation manga simpliste et controversée de l’anime culte de Hideaki Anno, Neon Genesis Evangelion. Mais on lui sera éternellement reconnaissant d’avoir su donner vie, en tant que character designer, au plus beau personnage de la série, voire de la japanim’ dans son ensemble, la belle et mystérieuse Ayanami Rei. Lolita pour otakus typique, dégageant un sex-appeal pubescent, à la fois détachée des contingences du réel socio-affectif et terriblement humaine malgré sa condition de clone OGM, Rei est devenue une icône, le personnage le plus représentatif et le plus populaire d’Evangelion. Sadamoto, manifestement, y voit l’accomplissement de son travail d’illustrateur, puisque Der Mond, artbook nippon adapté pour la France par Glénat, est majoritairement consacré à Evangelion, et centré plus particulièrement sur Rei, qui s’expose dès la couverture… et sur la plupart des pages qui suivront. Ecrasant par là même de son étouffante présence les autres protagonistes de la série, réduits au rôle de faire-valoir.

A force de lui reprocher ses piètres talents de mangaka, on avait oublié à quel point Sadamoto était un illustrateur de talent. Même s’il peut paraître atrocement académique, il est finalement le chara-designer idéal pour donner chair aux (anti-)héros de Hideaki Anno. A la fois très proches des critères physiologiques des animes pour otakus, mais aussi très sobres, les personnages imaginés par Sadamoto s’adaptent parfaitement aux séries d’Anno, qui débutent souvent de manière classique, voire ultra-commerciale pour s’échouer sur les délires déprimistes et psychanalytiques de l’auteur.

La deuxième moitié du bouquin, consacrée aux créations extérieures à Evangelion, paraît fatalement moins intéressante. Que ce soit à travers les diverses illustrations pour jeux vidéo, jaquettes de CD -notamment pour Clapton (!!!)-, voire les travaux réalisés pour sa première collaboration avec Anno (Nadia et le secret de l’eau bleue), on ne ressent jamais le même souffle, la même affection pour ses personnages, la même inspiration. Bien qu’il n’ait apparemment pas tout saisi d’Evangelion, Sadamoto a sans doute atteint son climax en tant qu' »extension » du génie créatif de l’auteur de l’anime mythique produit par Gainax. Exception faite de l’affiche réalisée pour le premier film live d’Anno, la collaboration s’est, pour le moment, arrêtée là (1). Peut-être parce que la méthode Anno, « je séduis l’otaku débile en lui montrant ce qu’il veut voir, puis je lui assène brusquement quelques vérités bien senties sur sa condition d’asocial puéril », après Gunbuster, Nadia et Evangelion, finirait par frôler le systématisme… Et que le travail de Sadamoto y est intimement lié.

Der Mond s’adresse donc principalement aux fans d’Evangelion, qui seront sans doute comblés par la multitude d’esquisses préparatoires, d’illustrations pour divers supports et de dessins plus personnels. L’éditeur s’est plutôt bien tiré de l’adaptation même si, dans nos souvenirs, la version japonaise semblait un peu plus luxueuse Au moins l’objet est beaucoup plus abordable… On regrettera juste que les travaux de Sadamoto soient présentés de manière brute, sans mise en perspective, sans tellement plus d’explications que les commentaires lapidaires du chara-designer dans l’index final. C’est fort dommage, quand bien même on n’accorderait pas trop d’importance sur l’opinion de Sadamoto sur Shinji, Rei, ou Misato après avoir lu son adaptation manga. On aurait tout de même bien voulu en savoir plus sur la genèse de ces personnages qui hantent encore nos esprits après plusieurs visions successives de cette série qui a profondément remué le Japon et changé la face de l’animation nippone.

(1) Pour sa dernière réalisation Gainax en date, Kareshi Konojio no Jijou, Hideaki Anno s’est adjoint les services du chara-designer Tadashi Hiramatsu.