Comme il aime à le rappeler lui-même, William T. Vollmann a des ancêtres allemands. Avec un autre auteur, ce détail n’aurait sans doute qu’une importance limitée ; mais comme ses lecteurs le savent déjà, Vollmann n’est pas n’importe quel auteur, du moins lorsqu’il s’agit de brosser les vastes fresques historiques dont il a le secret, fresques qui, souvent, mélangent avec virtuosité l’intime et l’universel, l’art et la politique, la violence et l’amour. Dire de Central Europe qu’il est une magistrale leçon d’histoire serait d’ailleurs limiter la portée de cette œuvre majeure. La France s’est éprise, il y a un an, des Bienveillantes : elle devrait donc s’émouvoir, et à plus d’un titre, à la lecture de cet immense opus sur la guerre, la tenaille totalitaire et le rôle de l’artiste au cœur d’une époque aux ressources fictionnelles inépuisables.

Longtemps considéré comme indigeste, le travail de Vollmann trouve aujourd’hui un début de reconnaissance critique dans son pays : les jurés du National Book Award ont récemment salué l' »héroïsme » (carrément !) de Central Europe et la critique, qui l’a souvent boudé pour son manque de concision, s’est mise à le lire avec une certaine urgence. Le succès commercial, lui, sera peut-être plus long à venir. Ses livres sont exigeants, et peu ouverts aux concessions. Faut-il rappeler que tous portent une mention saluant la « patience » et la « résignation » de son éditeur américain (Paul Slovak, chez Viking), éditeur dont, de son propre aveu, Vollmann n’accepte presque jamais les suggestions d’abrègement ?

Central Europe, explique Vollmann, explore la « moralité d’acteurs européens notoires, tristement célèbres ou anonymes, à des moments décisifs » de leur existence (en gros entre 1917 et 1945, même si les dates s’étirent selon les personnages), et plus spécifiquement celle d’un homme en particulier : Dimitri Chostakovitch, l’un des grands musiciens de l’époque moderne. Un artiste à la vision complexe, tant dans son travail que dans son rapport à l’univers totalitaire où il a vécu, en URSS, jusqu’à sa mort, en 1975. Vollmann ne cache pas son admiration pour l’œuvre musicale de Chostakovitch, pour son héroïsme, pour les dangers qu’il a frôlé sa vie durant ou encore pour sa vie sentimentale, avec laquelle il prend d’ailleurs les plus grandes libertés. Vollmann pose en effet une autre condition à la lecture de son livre : l’acceptation par son lecteur d’une totale licence biographique. Et s’il demande pardon par avance aux descendants de ceux qu’il décrit ou met en scène pour les libertés prises dans la composition de ses portraits, c’est pour mieux approcher la vérité nébuleuse de ces hommes et femmes, acteurs miroirs d’une époque fondamentalement tragique.

Central Europe s’ouvre sur un coup de téléphone ciselé et glacial qui propage à travers l’Europe les rumeurs de guerre. S’ensuit une succession d’histoires qui vont de deux ou trois pages à plus de 120 pour la plus longue, histoires où se forgent les « moments décisifs » où la « moralité » des acteurs (un général de l’Armée Rouge, un Waffen SS, Chostakovitch, Adolf Hitler) fait régulièrement surface. La bataille de Stalingrad est l’un de ces moments ; « l’Opus 110 » de Chostakovitch en est un autre, de même que la visite en prison de Nadezhda Krupskaya (la femme de Lénine) à la jeune anarchiste qui tenta de l’assassiner. Les histoires se déroulent, enflent et finissent par ressembler à une partition polyphonique scrupuleusement orchestrée. Un concert de voix qui, au lieu de s’entrechoquer ou de discorder, s’harmonisent et s’interpellent.

Quand Vollmann, dans l’introduction à l’immense bibliographie dont il s’est servi pour écrire Central Europe, parle « d’acteur moral », il n’emploie pas le terme au hasard. L’expression fait explicitement référence à son monumental essai sur la violence, Rising up and rising down (en cours de traduction chez Tristram). Les 4 000 pages de documents, témoignages, essais et notes qui forment l’architecture de Rising up and rising down constituent, si l’on veut, la colonne vertébrale de toute l’oeuvre de Vollmann. Comme dans La Famille royale (2004) ou Les Fusils (2006), la violence (physique ou morale, exercée à mains nues ou au moyen d’une arme) n’est jamais absente de Central Europe. Mais Vollmann a personnellement assez souffert de la violence pour ne pas en faire tout un plat ni, a fortiori, un spectacle son et lumière, spectacle qu’un livre de cette taille serait facilement devenu dans les mains d’un écrivain moins raffiné que lui. L’écriture de Vollman est maîtrisée et lyrique, son ton à la fois distancié et sérieux. La guerre qui approche, les divisions armées qui écrasent l’Europe, la poudre et le feu n’ont jamais autant de vie que dans le tableau mental qu’il dresse à force de correspondances, d’arcs narratifs, de points de vue divergents. Ses témoins sont puissants pour les uns, impuissants pour d’autres, artistes, hommes politiques, stratèges, citoyens lambdas réunis dans un seul geste par la parabole, par les images que l’auteur emprunte à la kabbale, par les opéras de Wagner, par les visages en détresse peints par Käthe Kollwitz, par les images révolutionnaires de Roman Karmen.

Vollmann semble avoir choisi le versant totalitaire de l’histoire européenne non pour démontrer l’insignifiance de ces destins individuels mais pour souligner, avec une vigueur farouche et incorruptible, combien chaque geste peut compter. Surtout s’il est artistique car pour Vollmann, profondément, le geste artistique est indestructible. Parmi les voix que contient ce livre foisonnant, il en est une qui se détache, distincte du « je » qu’emploie l’auteur pour exprimer, comme il le fait souvent, des opinions personnelles à travers ses fictions. Cette voix, c’est celle de l’informateur soviétique : l’agent stalinien anonyme et omniscient qui espionne les vies d’artistes, les commente, se surprenant parfois à les admirer pour, l’instant d’après, se forcer à la mépriser. Ici encore, Vollmann ne s’en tient pas à une technique littéraire, somme toute assez classique : il habite et émule le mécanisme dont il est l’inventeur. Cette voix monocorde et démoniaque, il s’en sert comme on se servirait du canon d’une arme contre la tempe de son ennemi. Dans l’oreille de leur espion, les dissidents (poètes, musiciens ou simples citoyens) semblent oublier qui ils sont. Ils hurlent tout haut comme s’ils voulaient en finir : « Foutez-moi huit grammes dans le corps ». « Le poids d’une balle », précise Vollmann, toujours précis sur les questions de balistique.

Mais lorsque c’est lui qui reprend la parole (et certains passages ne font absolument aucun doute sur son identité), le propos redevient celui d’un artiste libre et passionné, à l’excès parfois, un artiste amoureux de ses propres muses qui affirme haut et fort (et c’est Vollmann qui martèle) qu’il « aime Elena Konstantinovskaya », amante de Chostakovitch et femme du cinéaste Roman Karmen, « autant qu’on puisse aimer quelqu’un qu’on n’a jamais connu ». Ce sont ces dissonances peut-être, ce jeu de voix multiples certainement, qui donnent à Central Europe sa magie autre : allégorique, profondément morale. Et c’est aussi, à peu de choses près, une manière adéquate de résumer, en peu de mots, l’oeuvre ambitieuse et essentielle de William T. Vollmann.