Etrange ovni que ce petit roman en forme de novella. Cette première oeuvre, qui n’aura peut-être pas de suite, a tout de l’objet dont, selon les a priori légitimes qui visent la production littéraire française moyenne (c’est-à-dire hors Jauffret, Bon, Michon et quelques francs-tireurs), il conviendrait de se méfier : auteur issu de la presse soi-disant branchée, Vincent Bernière est aussi éditeur de bande dessinée, producteur à France Culture, et est connu du petit cercle des amateurs du 9e Art pour avoir été l’éphémère rédacteur en chef de feu le magazine Bang !, météore luxueux et ambitieux du monde de la bande dessinée. On peut d’ailleurs sentir, à la maquette désuète de son roman (façon Métal Hurlant des années Manoeuvre / Dionnet), un véritable attachement pour la création graphique (il est l’éditeur d’un ouvrage consacré aux Bazooka, le commando graphique qui sévissait à la fin des années 1970). Mais le lecteur n’a que faire de ce pedigree. Si la méfiance est de rigueur, il faut également se méfier des préjugés.

Certes, Bernière n’est pas Proust. Au contraire, c’est justement sans doute l’absence à peu près totale d’ambition littéraire proprement dite qui sauve Shoot again : en se préservant des tics stylistiques exaspérants des aspirants écrivains, en premier lieu cette métaphore qui ne transporte plus rien ni personne depuis longtemps, Bernière n’offre que ce qu’il peut offrir bien. Certains diront « le témoignage d’un ex-junkie revenu de l’enfer de l’héroïne », d’autres « l’instantané d’une époque (le début des années 1990) guère exploitée jusqu’à présent comme cadre d’une fiction ». Les passages les plus réussis sont précisément liés à une litanie de noms de groupes musicaux obscurs ou oubliés, dont l’accumulation recèle une insoupçonnable force poétique : « Ecoute ça, ça s’appelle Octobre, là dedans il y a l’ancien bassiste de Marquis de Sade. – Oui, Franck Darcel. Les autres ont fondé Marc Seberg. L’instant d’après Veuï glissait sur la platine un vieux disque de Can, l’édition allemande de Tago mago. La minute suivante, c’était un vinyle assez rare de Tones on Tail, publié par Beggars Banquet. – Ecoute ça, c’est les anciens membres de Bauhaus, mais il n’y a pas David J. ». De la même manière, Bernière n’est pas écrasé par la tradition de la littérature junkie et noctambule (Burroughs, K. Dick, Hubert Selby Jr. ou, plus proches de nous, Alain Pacadis ou Yves Adrien), car il se situe dans un espace-temps qui se réduirait à cette expérience unique, et qui ne comporterait pas véritablement de début ni de fin, malgré l’intéressant passage d’une focalisation interne à une focalisation externe dans les deux dernières pages (le narrateur vit sa propre mort du dehors).

Le charme incertain et entêtant qui se dégage de la lecture de Shoot again doit sûrement au côté très arte povera de son écriture. Comme un manifeste révolutionnaire qui s’ignore, il renvoie au sentiment troublant et désarmant d’un roman année zéro qui se dresserait, nu et sans afféterie, sur un champ de ruines. Comme le témoin vivant d’un vide romanesque béant.