Indéniable, la fascination systématique qu’exercent sur le lecteur les romans de Somoza, des romans dans lesquels on retrouve toujours la même démarche (une analyse souvent très fine des sentiments humains, un intérêt indéfectible pour l’homme), nimbés d’une aura de mystère et d’horreur, addictive, qui donne forme et impact à ses intrigues. Et tout cela en multipliant les domaines d’exploration, meilleure garantie de surprises narratives. Avec La Théorie des cordes, il n’est plus question d’art contemporain, ni de poésie : Somoza change radicalement de décor. Direction la physique, mieux encore : la physique quantique. En gros, l’univers contient plus de 3 dimensions ; s’il est impossible de voyager dans le passé (on ne peut pas revenir en arrière dans le temps), on peut filmer et observer ce passé, même le plus lointain, en pliant ce qu’on nomme « les cordes du temps ». C’est ça, la « théorie des cordes ». Cette démarche permet de relire l’histoire de la planète en direct. Mais pas sans conséquences. Psychologiques, bien sûr, elles sont conditionnées par ce que Somoza nomme « l’Impact ». Plus question d’enseigner des évènements intégrés par la mémoire collective, codés dans nos esprits, acquis par les moyens usuels ; ici, on voit en direct et tout le monde n’est pas prêt pour ça. On ne joue impunément avec le temps. Autre conséquence, imprévue : la joliment nommée  » image résiduelle « , qui permet à Somoza de projeter son récit dans le cauchemar. En mêlant habilement l’idée de science sans conscience, les enjeux et l’instrumentalisation de la recherche fondamentale, les guerres des financements des projets, les luttes d’ego, l’écrivain cubain pénètre, avec une méthode scrupuleuse, un nouvel environnement.

Le drame est bien amené ; Somoza maîtrise admirablement la montée en puissance de l’horreur. Des scientifiques qui ont participé en 2005 à une expérience classée confidentielle sont en 2015 condamnés à mort, sous l’emprise d’une figure monstrueuse qui depuis 10 ans hante leurs esprits. Ils vivent un enfer quotidien, dévoilé très progressivement. On ne sent pas venir la chute avant les toutes dernières pages : la manipulation est brillante. Cependant l’écriture est moins fluide que dans ses précédents romans, moins aisée, sans doute parce que l’arrière-plan est plus difficile à manier. On suit le récit sans difficulté, mais il faut un certain temps pour poser l’intrigue ; il n’y a pas la même liberté que dans Carla ou la pénombre ou La Dame numéro 13. Une fois les choses en place, cela dit, on retrouve ses marques. Somoza, après avoir imaginé la mise en scène de toiles vivantes au milieu d’un Art évanoui et dévoilé les desseins funestes des muses de la Poésie, décrit ici une horreur très proche et pourtant encore différente. Ses obsessions, toujours les mêmes, ressurgissent avec une force amplifiée par le mélange anticipation / réel qu’il se plaît à créer pour poser l’intrigue. Les corps suppliciés acquièrent une dimension quasi christique. Et parce qu’il maintient toujours une vraie distance narrative entre sa voix et le récit, le texte gagne en inhumanité.

Car c’est bien le sujet de tous les textes de Somoza : traiter de l’inhumain pour mieux évoquer les faiblesses humaines, jouer du fantastique et de l’horreur pour rendre possible l’inimaginable. Pour ça, une transformation légère du monde suffit, une déviance discrète qui stoppe l’ordre établi. Exacerbés par la promiscuité, l’isolement, la mise ne place d’un cadre d’étude très clinique, l’orgueil, la jalousie, l’envie submergent vite les personnages les plus fragiles. En détruisant des symboles culturels ancrés au plus profond de nos inconscients, Somoza pousse jusqu’à leurs limites extrêmes des fantasmes d’autant plus malsains (et par là fascinants) qu’ils sont au fondement de nos civilisations. Son souci du détail, son soin de la cohérence lui permettent de bâtir une intrigue sans failles, aux retournements parfaitement maîtrisés. Surtout, à chaque nouveau roman, il semble prêt à aller plus loin, au point qu’on imagine mal où il s’arrêtera.