Toby Litt a pour habitude de déconcerter en changeant de style, d’ambiance, de genre à chaque nouveau roman. Un Hôpital d’enfer ne fait pas exception à la règle ; àprès le très sobre Fantôme (2007), dans une ambiance à la Henry James, son nouveau roman est un monstre polymorphe débordant de trouvailles, merveilleusement inventif. Mais qu’a donc voulu faire Toby Litt avec cet Hôpital qui disjoncte et qui, décidément, ne peut pas être juste une composition sur les dérives du NHS britannique ?
Tout commence dans une ambiance très Urgences, mâtinée d’un zest de Grey’s Anatomy (à la rubrique « références », séries et films s’imposent dans le visuel déjanté du roman). On est à l’Hôpital (toujours avec une majuscule) ; un hélicoptère se pose sur le toit, dont on extrait un homme dans le coma. Les infirmières descendent fumer leur clope, se régalent des derniers potins ; la jeune, jolie et mièvre Gemma Swallow dévore des yeux le jeune et beau chirurgien du service de trauma, mais souffre en silence : elle le soupçonne d’entretenir avec la dynamique anesthésiste une liaison torride. Un gamin nu court dans les couloirs : il ne comprend pas ce qu’il fait ici, et veut rentrer chez lui. Un couple arrive : madame doit accoucher de jumeaux, elle souffre. Tout commence à devenir un peu étrange quand le petit garçon, qui cherche de quoi se vêtir, se retrouve dans un long couloir qui se termine sur une interminable chute. On se dit alors que Litt ne nous conduit pas vers un simple récit de la vie à l’hôpital, et qu’il va tenter autre chose. Et en effet : pendant qu’au sous-sol les brancardiers haïtiens organisent une cérémonie vaudou, dans la chapelle du 13e étage se rassemble une foule étrange, venue assister à une messe noire, qui culminera à minuit avec le sacrifice d’un nouveau né sur le ventre d’une vierge.
A minuit pile, donc, le monde bascule. Une brume étrange entoure l’Hôpital coupé du monde, l’envahit peu à peu, et un sabbat orgasmique des plus étrange débute à l’intérieur. Les blessés guérissent, les rémissions spontanées deviennent la norme. Au sous-sol, à la morgue, chez Dexter von Sinistre, les spécimens enfermés dans des bocaux s’agitent dans leur formol. Les morts ressuscitent. Le maître d’œuvre de la troupe des satanistes se retrouve incapable de déflorer la jeune et jolie vierge, même au scalpel : son hymen se referme dès qu’on le touche. Quand les bocaux de conservation finissent par exploser, des membres grouillants s’agitent sur le sol et se rassemblent pour former des embryons de corps imparfaits. Des plantes en pot grandissent, sans qu’on puisse rien faire. Dans les estomacs de tous ceux qui n’ont pas eu la bonne idée d’adopter un régime végétarien, les hamburgers retrouvent 4 pattes et cherchent à s’enfuir, dans un festival d’éventrations. Les poulets sont plus faciles à évacuer. L’infirmière caoutchouc, créature tout de latex vêtue perchée sur ses talons aiguilles, cherche des patients à punir. Étonnamment, l’homme dans le coma reste dans le coma : il ne se réveille pas. Pire, son état s’aggrave. Autour de lui, une petite troupe s’agglomère, qui voit là un nouveau messie, le dernier humain « vraiment humain » des lieux. Quant à l’enfant, un arbre grandit dans son ventre, impossible à couper, qui l’handicape de plus en plus sévèrement, tandis qu’il cherche toujours à sortir, à quitter les lieux, pour retrouver sa maman…
Tout se délite peu à peu : l’Hôpital s’écroule, brûle, se tord en tous sens. Le roman de Litt est une explosion, une vision de cauchemar générée par un esprit halluciné, un tableau qui ne déparerait pas aux côté du Jardin des délices de Bosch. Les corps sont des objets, des morceaux de chairs qui fourmillent, aptes à tous les outrages, puisque en constante recomposition. Sans aucun doute, Litt s’amuse. Impossible de savoir à quoi. Que veut-il raconter, que veut-il parodier, si d’ailleurs il veut parodier ? Emergent ici et là certains thèmes récurrents dans son œuvre (les question de l’identité, de la maternité, et au-delà, de la mort, sont clairement posées), mais il est impossible de trouver à Un Hôpital d’enfer une autre unité que celle du cauchemar, cauchemar qui acquiert son autonomie, sa vie propre. La fin n’apporte pas de réponses ; on peut même dire qu’il n’y a pas de fin. Juste une sortie de livre qui laisse épuisé, usé, halluciné. Avec une foule de questions, définitivement sans réponses. Mais veut-on seulement les connaître ?