En quatre livres, il s’est imposé comme l’un des romanciers anglais les plus fins et hilarants de sa génération ; la très lucide revue Granta (lire notre présentation) ne s’était d’ailleurs pas privée de le classer dans sa fameuse sélection des jeunes écrivains les plus prometteurs du Royaume voici quelques mois. Style original, humour imparable et histoires loufoques (les péripéties d’une jeune basketteur hongrois déjanté dans Sous le cul de la grenouille, encensé en son temps par Salman Rushdie et lauréat du Booker Prize, ou les conversations très spéciales d’une poterie vieille comme Hérode dans le Vase communicant) : Tibor Fischer, dès ses débuts, a trouvé la recette qui marche. Ses démêlés par presse interposée avec le géant Martin Amis (dont il a vertement critiqué le dernier roman, lequel paraissait… le même jour que le sien) ont achevé de le rendre populaire en le plaçant au centre d’une polémique qui a agité des semaines durant le landerneau littéraire anglais. On retrouve dans Voyage au bout de ma chambre ses ingrédients favoris, avec en prime une pointe d’exotisme paradoxal : en 250 pages sans temps mort, il expédie son héroïne aux quatre coins de la planète sans qu’elle quitte son loft londonien, et s’offre un petit séjour sous les tropiques par mercenaire interposé. Bienvenue, donc, dans l’appartement d’Océane, bobo célibataire versée dans le design informatique, rendue riche par un week-end de travail pour une obscure société japonaise (elle a plus ou moins dessiné le personnage d’un jeu vidéo qui cartonne depuis trois ans chez les nippons, et touche depuis des royalties colossales). Adepte du cocooning intégral, elle ne sort quasiment plus de chez elle, se contentant de reluquer d’un œil blasé les scènes de prostitution qui se déroulent en bas de sa fenêtre, de découvrir le monde via son i-Mac ou sa télé et de se rendre dans des fêtes à thème, les « dîners dépaysants » (une soirée, un pays) organisés dans son immeuble par un voyagiste de ses amis : « Inutile d’aller au monde, le monde peut venir à moi ».

Elle serait bien restée cloîtrée chez elle toute sa vie si un mort-vivant n’avait pas décidé de lui faire mettre le nez dehors : Walter, un ex-petit ami un peu particulier, censé être passé de vie à trépas depuis des lustres, lui expédie une lettre d’outre-tombe. Mystère. Pour éclaircir l’affaire, Océane recrute Audley, ancien mercenaire yougoslave pathétique reconverti dans le recouvrement de créances, et l’envoie en mission à l’autre bout de la planète, non sans lui donner l’occasion de raconter son périple bosniaque. Si les cinquante premières pages du livre se tiennent à peu près, la suite sombre très vite dans un burlesque de bon aloi, propre à ravir les fanatiques de comédies anglaises, amateurs de Tom Sharpe et de P.G. Wodehouse. Londres, Barcelone (pour un long flash-back sur la carrière d’Océane dans le gogo-dancing), Bosnie bombardée et Micronésie (une île minuscule sur les côtes américaines) : Fischer mène sa barque à un train d’enfer, sans se préoccuper de vraisemblance et quitte parfois à en faire trop, même si c’est la loi du genre. En plongeant des trentenaires bourgeois bien éduqués dans dans la grande jungle du monde moderne, il trace avec plus ou moins de bonheur le portrait d’une génération, la sienne, perdue dès qu’elle passe le coin de sa rue. La relative faiblesse du scénario est largement compensée par l’inexplicable efficacité des gags : Tibor Fischer se montre à nouveau capable de pondre un mot d’esprit sur à peu près n’importe quel sujet et de broder une vanne à partir de la situation la plus tragique qui soit. C’est ce qui fait le prix de ce roman sans prétentions mais parfaitement savoureux, quoiqu’un ton en dessous de ses précédents textes.