Tarun J Tejpal est une figure incontournable de la presse indienne. Entré en 2009 dans le classement Business Week des 50 Indiens les plus puissants de l’année, il est, outre l’auteur d’un best seller, Loin de Chandigahr (publié en 2005 chez Buchet-Chastel), le directeur et l’éditeur de l’hebdomadaire d’investigation Tehelka (à l’origine, un webzine, lancé en 2000), ce qui par le passé lui a occasionné certains désagréments qui ne sont pas sans rappeler ceux subis par le personnage journaliste de ce nouveau roman, Histoire de mes assassins. Plusieurs enquêtes conduites par les reporters de Tehelka sur des affaires de corruption, mêlant responsables de l’Etat indien, militaires et hauts fonctionnaires, n’ont pas été sans conséquences. En 2001, la publication d’un reportage, dit « Operation West End », conduisait à la démission d’un Ministre de la défense (par la suite rétabli dans ses fonctions). Mais le reportage tapait très fort, et aurait pu conduire à la mort du journal : procès, arrestations de journalistes sur motifs fallacieux, intimidation des investisseurs, tous les moyens ont été utilisés pour décourager les partenaires de Tehelka et aboutir à la fermeture du site. Une fois les affaires enterrées, le journal à terre, Tarun J Tejpal confirme qu’il ne restait plus guère qu’à espérer un miracle. Miracle qui eut lieu : par la grâce d’un groupe de quelques 200 donateurs, un journal papier renaissait en 2003, qui depuis survit et, sans abandonner sa ligne éditoriale, touche un public de plus en plus large.

Histoire de mes assassins est donc l’histoire d’un journaliste, mais que son absence totale de curiosité, son manque d’intérêt pour son prochain, son cynisme, son égocentrisme différencient définitivement de l’auteur. Un beau matin, il apprend qu’il vient par miracle d’échapper à une tentative d’assassinat pour laquelle cinq individus, sortis de nulle part, ont été arrêtés. C’est le portrait de ces cinq inconnus que dresse Tejpal, un portrait élaboré par la maîtresse du journaliste, Sara, intellectuelle de gauche, que ses principes érigent contre le gouvernement, l’Etat, les fonctionnaires en place, dont elle n’a de cesse de dénoncer la corruption, la lâcheté, la violence, et dont le postulat de départ est simple : les hommes arrêtés sont innocents. C’est elle qui se rend à la prison pour prendre note du récit des cinq assassins : Chaku, qui a si bien appris à jouer du couteau « instrument d’orfèvre » ; Kabir, le fils de musulman, héritier malheureux de la partition du pays en 1947 (« Lésé. Abusé. Abîmé. Brisé ») ; Chini et Kaliya, gamins des gangs de la gare de New Delhi ; Hathoda Tyagu, le tueur remarqué pour son art de manier le marteau. Le point commun entre ces personnages est une absence d’enfance. Jamais ils n’ont rien vécu qui mérite ce nom. Tous, dès le plus jeune âge, ont connu la violence, la misère, en ville comme à la campagne. Tous, d’une manière ou d’une autre, ont trop tôt été manipulés par la peur : « Le pouvoir fort repose sur le contrôle, mais le petit pouvoir repose uniquement sur la peur. La peur abjecte ». Pour eux, rien de ce que l’on nomme miracle indien n’existe ; jamais le système ne leur a laissé la moindre lueur d’espoir, une chance de survie. A travers ces portraits, Tejpal dénonce la société indienne dans son ensemble, le système des castes, la corruption généralisée, l’inculture, les conflits larvés, la rupture entre l’Inde de l’hindi, l’Inde anglophone, l’Inde hindoue, l’Inde musulmane. Ce faisant, il rappelle évidement qu’au-delà du barbare, tous ces hommes, pour qui l’absence de repère, une fois atteint l’âge adulte, est insurmontable, ont été un jour innocents, et qu’ils ne sont somme toute rien d’autre que des victimes.

L’oeil du journaliste permet à Tejpal de mouvoir ces figures avec justesse, sans sombrer dans le manichéisme ou le pathos. Chez lui, les oubliés acquièrent un statut et, par la vertu de l’écrit, sont projetés dans ce monde de l’Inde qui réussit, célébrée par les médias, et qui d’ordinaire ne voit rien de ce qui grouille à ses pieds et qui pourtant la construit tout autant que les parangons des affaires ou de l’industrie. La découverte par les gamins de la gare de Delhi des beaux quartiers de la ville, à quelques rues de chez eux, est à ce titre révélatrice du fossé entre deux univers parallèles : « A Connaught Place – qui se trouvait à un jet de pierre de l’égout où ils vivaient -, il y avait des magasins avec des vitrines étincelantes et de grandes enseignes lumineuses. Le grand monde n’était pas pour eux. Ils ne possédaient pas les outils pour se mesurer à lui ». C’est toute l’histoire de ces assassins : la projection dans un monde qu’ils n’ont pas les moyens d’appréhender, le passage de l’ombre à la lumière.