Mexico, 1975. Le narrateur des Détectives sauvages, un jeune poète nommé Juan Garcia Madero, entame ainsi son journal : « J’ai été cordialement invité à faire partie du réalisme viscéral. Evidemment, j’ai accepté ». Les dés sont jetés. Autour de cet obscur objet du désir qu’est le real-viscéralisme, Roberto Bolaño tisse une toile de 860 pages carburant au sexe, à la poésie, à la marijuana et au mezcal. Et c’est sans retenue que le narrateur s’y délecte, se dépucelle dans une arrière-boutique et rejoint cette bande de poètes évoluant sans mot d’ordre ni manifeste. Riches ou pauvres, hétéros ou homos, francophiles ou non, un seul point les unit : le magnétisme exercé par les deux meneurs de l’avant-garde real-viscéraliste, Ulises Lima et Arturo Belano. Mais qu’est ce que le magnétisme ? Et jusqu’où s’y engouffrer par amour de la poésie ? Tels sont les deux leitmotivs de ce livre considéré, dès sa sortie en Espagne en 1998, comme le chef-d’œuvre de Bolaño. Foisonnant de scènes à rendre jaloux Almodovar (genre chronométrer ses orgasmes), ce roman-fleuve aux allures de joyeux foutoir se décompose en trois parties. La première et la dernière sont narrées par Madero et s’enchaînent chronologiquement ; elles poussent les poètes à quitter leur idéal d’errance urbaine pour une fuite dans le désert avec Lupe, une prostituée persécutée par son maquereau. Pour le narrateur, l’échappée semble propice pour mieux connaître Lima et Belano. Il n’en sera rien, car ceux-ci ont un autre objectif en tête : retrouver Cesarea Tinajero, mère spirituelle des real-viscéralistes et auteur d’un unique poème, déjà évoqué par Bolaño dans son roman Anvers. C’est donc la seconde partie qui dresse le profil des deux poètes : façon tribunal, 38 proches issus de 8 pays viennent parler d’eux face à un narrateur anonyme. Ce sont eux, les « détectives sauvages ». Et de leurs témoignages, datés de 1976 à 1996, naissent autant d’interconnexions avec l’histoire, la nuit, l’errance, la folie, l’immigration et la radiographie d’une génération latino-américaine.

Roman de la désorientation, de l’accélération et de la fulgurance, Les Détectives sauvages lève le voile sur tout un pan de la vie de Bolaño. Si le Belano du roman est clairement l’hétéronyme de l’écrivain, le figurant Felipe Mûller renvoie à un certain Bruno Montané et Ulises Lima à Mario Santiago Papasquiaro, poète resté le meilleur ami de l’auteur. Débarqué à Mexico à l’âge de 18 ans, Bolaño a fait sa rencontre au sein des Infraréalistes. Ce groupe, dont Bolaño a fait parti et qui servira de modèle aux real-viscéralistes, a édité dès 1975 des revues et une anthologie, dont la genèse est contée dans Les Détectives sauvages. De fait, le roman est un appel à la boulimie poétique, un hommage à ses plus dignes représentants et une mine de réflexions sur la frontière entre réalité et fiction. Stylistiquement, la verve orale, le génie prolixe et le sens des accélérations précipitent les phrases de Bolaño contre les bords du roman, jusqu’à le faire sortir de ses gonds. Sous l’écorce autobiographique se profile un tout autre jeu de pistes, borgésien dans l’âme : tels des vases communicants, les fictions du chilien débordent, déboîtent et s’enchâssent l’une dans l’autre à l’infini. Et le hasard des traductions fait qu’un chapitre du livre complète l’action de son précédent roman sorti en France, La Piste de glace, faux polar où l’on apprenait qu’il avait été un temps veilleur de nuit dans un camping espagnol. On découvre ici un Bolaño / Belano en perpétuel déracinement rimbaldien. La Piste prônait la filature, Les Détectives ose la cavale. Deux mouvements, une même planque : le livre.