S’il est un territoire dont l’histoire reste à écrire, celui d’Israël est peut-être celui-là. Mais qui ose s’y risquer ? Car au-delà du talent littéraire nécessaire pour rendre compte de l’extraordinaire complexité de ce pays, la somme de connaissances à posséder est proprement ahurissante et défie toute tentative d’épuisement. Le pari est donc risqué.

Robert Stone, écrivain américain maintes fois récompensé, relève le défi et livre avec La Porte de Damas l’un des livres les plus ambitieux qui soient. Car parler aujourd’hui des événements d’Israël sans esprit partisan ni jugement, avec au contraire la volonté de mettre au jour les composantes essentielles du conflit israélo-palestinien, correspond en quelque sorte à un exploit.

A travers l’histoire de Christopher Lucas, journaliste américain qui enquête sur les intégrismes religieux, il brosse avec érudition le portrait de cet Israël qu’on croit connaître et qui semble plus mouvant que les dessous de l’affaire Kennedy. Car ne nous y trompons pas : si Jérusalem est bien le berceau des trois plus grandes religions monothéistes de l’humanité, elle est habitée par des hommes et ce sont des hommes qui font son histoire. Les juifs et les Arabes s’affrontent, tandis que les chrétiens jouent la neutralité dans une ville qui ne leur appartient pas mais qu’ils vénèrent autant que les autres. Chaque communauté se subdivise elle-même en une infinité (ou presque) d’obédiences, rivales ou non, secrètes ou politiques, policières ou mystiques ; et chacun détient bien entendu La vérité.

L’enquête de Lucas lui fait côtoyer divers groupes religieux aux intérêts divergents, auxquels il faut ajouter les représentants des organisations mondiales type ONU ou ONG. Élevé lui-même dans un mélange de christianisme et de judaïsme, Lucas est la conscience égarée du lecteur, l’observateur sceptique qui voudrait croire sans y parvenir tout à fait. Il est bien tenté un moment par un groupe qui cherche à réconcilier les trois religions puisque, comme il est dit dans le Zohar, « tout est Un ». Mais rapidement, les dérives apparaissent et la belle entreprise provoque contre son gré le drame final. Voilà pour la trame pseudo-polar.

La religion amène le fanatisme et la haine engendre la haine, pourrait-on dire pour résumer. Mais ce serait trahir le roman, qui ne cherche justement pas à aller au plus simple, mais au contraire à sonder les motivations de tout ce petit monde. Et cela passe par une narration à plusieurs voix, pour que chaque personnage puisse faire comprendre que ce qui se joue, pour lui comme pour les autres, est une question de survie. D’ailleurs, ne passent-ils pas leur temps à décliner leur identité religieuse aux autres, comme autant de passeports brandis avec l’énergie de la foi ?

En interrogeant le bien-fondé du rapport quotidien obsédant que chacun entretient avec son culte et en multipliant les récits de traditions ou les histoires sacrées, Stone parvient à insuffler dans son roman, sans se transformer en historien d’Israël, une dimension mystique et un sens de l’Histoire désormais rares dans la production littéraire.

Même si l’on peut reprocher à son roman un démarrage très lent et une densité qui frôle parfois l’abscons, tous les deux sont justifiés par l’ambition de l’auteur, qui veut donner à voir en ce début de siècle rien moins que les lignes de force à venir d’un pays qui est comme la concentration extrême en un point de toutes les tensions liées à la religion. Pari réussi, mais pour lecteurs avertis.