Si les cinéphiles connaissent bien le scénariste de l’African Queen de John Huston et de la Nuit du chasseur de Charles Laughton, on sait moins que James Agee fut aussi un poète et un romancier de toute première envergure, auteur d’une oeuvre rare (sept livres au total) mais intense, que le public américain lui-même semble encore, à en croire l’excellente préface du traducteur Jean Queval, ne pas tout à fait évaluer à sa juste valeur. « Je ferais tout pour devenir un grand écrivain », annonce-t-il dans une lettre écrite en novembre 1930, à l’âge de vingt et un ans : après un premier recueil de poèmes publié en 1934 (Laissez-moi voyager), le jeune homme du Tennessee entre dans la presse et travaille pour le groupe Time-Life ; paru au début des années quarante, Louons maintenant les grands hommes, son reportage sur la vie des paysans de l’Alabama pendant la Dépression (illustré par des photographies de Walker Evans), assure sa réputation littéraire. Agee, mort d’une crise cardiaque en 1955 (il avait 45 ans) dans un taxi new-yorkais, ne laissera que deux romans, dont cette Mort dans la famille à l’état de manuscrit achevé qui lui vaudra un prix Pulitzer posthume deux ans plus tard. Largement autobiographique, ce texte saisissant raconte la douleur et les sentiments confus des membres d’une famille à la mort tragique de l’un d’entre eux dans un accident de voiture : un face-à-face soudain et inattendu avec la mort qui dévoile chacun aux autres et provoque la confrontation de réactions opposées, entre croyants fatalistes noyant leur peine dans la confiance en la décision divine et agnostiques révoltés en lutte contre l’absurdité et l’incohérence du sort.

Exceptionnellement lyrique, délicate et introspective, l’écriture intuitive d’Agee n’est pas sans évoquer l’art cinématographique : au gré de « scènes-chapitres » (pour reprendre l’expression de Queval) construites par l’amoncellement systématique de détails et d’impressions visuelles, s’illustre ce souci permanent d’objectivité et de perfection par lequel il semble vouloir donner corps au fictif. Le plus important n’est toutefois pas là : le texte tout entier est animé d’une force lyrique, poétique et romantique à laquelle, à l’instar d’un William Blake (dont il citait un long extrait dans Louons maintenant les grands hommes), Agee semble accorder un statut presque magique. De là, peut-être, l’intensité et la puissance d’émotion de ce roman exalté et fascinant où se mêlent, dans une ronde étourdissante le tragique, le comique et l’absurde. Empruntant à la technique d’Henry James, le romancier relate les événements au travers du prisme autobiographique du regard d’un enfant de six ans (l’âge d’Agee lui-même lorsqu’il perdit son propre père) ; magnifié par la bousculade de ses sensations (lucidité précoce et conscience de la mort d’une part, mais aussi difficulté à prendre réellement conscience des faits et, même, fierté pathétique de ce statut d’orphelin), l’autoportrait est d’une force saisissante. Lecture difficile mais inoubliable, Une Mort dans la famille donne toute la mesure du talent de James Agee, figure singulière et méconnue de la littérature américaine contemporaine.