Les interrogations sur l’immortalité et le devenir post mortem n’en finissent pas de tarauder l’esprit inquiet de Robert Silverberg. Celui-ci s’était déjà attelé au traitement de ces thèmes avec, entre autres, Le Livre des crânes et Jusqu’aux portes de la vie. Dans ce dernier, on pouvait suivre les pérégrinations, à travers les étendues infernales de Gilgamesh, du roi d’Ourouk, personnage éponyme du présent roman. Nous retrouvons le bouillonnant héros sumérien bien vivant, léguant aux générations futures ses mémoires gravées sur tablettes d’argile. Heureuse trouvaille de Silverberg puisque ce dédoublement du personnage mythique en narrateur historique permet d’introduire tout de go les divers éléments principaux de son roman : la réflexion sur l’écriture et la littérature comme moyens d’accéder à la postérité, succédané de l’immortalité qui demeure l’apanage des dieux, l’humanité essentielle de Gilgamesh, la thématique de la dualité sous ses différentes formes et également la civilisation de Sumer, source primitive de la nôtre.

Dès l’enfance, lors du décès et de l’apothéose de son père, le roi Lugalbanda, l’écartèlement entre sa divinité et son humanité déchire Gilgamesh. La mort et l’éternité ouvrent cette faille, matrice de son angoisse, qui le promet à la solitude parmi les hommes et à l’étrangeté parmi les dieux. Cette dualité rythme chaque épisode de ses aventures. Elle introduit le chaos et la révolte dans l’ordre et l’harmonie de la création. Le souverain d’Ourouk revêt les traits d’une figure prométhéenne. Il perce les secrets, dévoile les vérités. Il décode le monde pour enfin le recodifier selon ses propres clés. Il s’arrache des âges légendaires pour surgir dans les temps historiques. Son opposition à Inanna, grande prêtresse et incarnation de la déesse tutélaire de sa cité, « sa moitié obscure et trouble », s’exprime dans le refus de répéter le mythe, d’être un dieu sacrifié. Son attachement à son autre moitié, Enkidou, l’homme sauvage, son « frère », le sort de sa surhumanité despotique pour l’entraîner dans les joies et les peines du commun des mortels. Sa quête de la vie éternelle complétera et parachèvera sa transformation en détruisant son orgueil et ses croyances, ses vaines obsessions et ses illusions dans l’accomplissement de son destin d’homme et son rôle de roi.

Il aura fallu tout le talent subtil de Robert Silverberg pour arriver à adapter/interpréter intelligemment et efficacement L’Epopée de Gilgamesh, poème considéré comme le plus ancien texte littéraire du patrimoine humain, et à le livrer à la compréhension de notre pensée moderne. Son travail relève d’une patience et d’une méticulosité d’archéologue. Suivant scrupuleusement la trame du mythe tout en remodelant la matière fictionnelle, en la revivifiant, il en exploite les lacunes, les obscurités et les incohérences. L’auteur réussit le tour de force d’approfondir l’ambiguïté des personnages tout en les dépouillant de leur complexité symbolique, et de rationaliser le récit tout en préservant son mystère. Cette entreprise d’humanisation nous renvoie au cœur même du roman et du dilemme du personnage, à la croisée des tensions d’où s’épanouissent les antagonismes et les paradoxes de la nature humaine. Le sens de la quête de Gilgamesh réside dans la recherche conflictuelle de l’identité et dans la tentative périlleuse, mais parfois libératrice, de vivre.