« Tout paraît couler de source chez cet improvisateur qui ne se départit jamais d’un swing inspiré et sa richesse intérieure ne s’exprime jamais mieux que dans les ballades où il se plaît à révéler, dans un foisonnement de variations rythmiques et mélodiques, les beautés latentes » (François-René Simon) : il, c’est le vibraphoniste Milt Jackson, figure légendaire du bop, partenaire de Gillespie, Parker, Monk ou Basie, pilier du mythique Modern Jazz Quartet et héros posthume du septième roman de Robert Pico. Lequel n’hésite pas à endosser le costume cintré dans lequel les membres du MJQ montaient sur scène et à raconter à la première personne l’histoire du compositeur de Bags’ Groove, faisant même remonter ses investigations « autobiographiques » jusqu’aux considérations prénatales et à l’accouchement, un premier janvier 1923, du petit MiltonDe ses premiers pas musicaux sur les bancs de l’église à son dernier concert en 1999 à Montauban, l’auteur, ancien auteur-compositeur-interprète (on lui doit huit 45 tours, sans parler d’un passage à l’Olympia avec Guétary et Mouloudji) dans les années soixante, passé depuis au journalisme et à la littérature, tient effectivement une destinée assez exceptionnelle et un héros d’un charisme inégalable. Cela doublé, ce qui n’est pas si fréquent, d’un authentique génie musical. Il en fait un farceur modeste, un bavard bienveillant au cœur d’or pourvu des mêmes faiblesses que les autres : « Nous, les mecs du Quartet, on nous imagine sûrement pas à la sortie d’une école de jeunes filles à poil sous notre imperméable. Pourtant, moi, j’y ai pensé. Non, pas devant des gamines, ça, c’est dégueulasse ! mais devant des professionnelles, dans la rue. Des putes de 40 ou 50 balais. » Amoureux fou du MJQ, il en profite pour tordre le cou aux puristes malentendants qui refusent qu’on parle de leur musique subtile et sophistiquée (John Lewis, son complice, a toujours cherché à s’approcher au plus près d’une forme parfaite, précise, délicate, en connaisseur éclairé de Bach et Purcell -« John, avec ses nostalgies dix-huitiémardes, ses chichiteries, ses fufugues et ses accords nunuches… ») comme du jazz : « On reprochait au Modern Jazz Quartet de faire œuvre de digestion. Certains n’ont voulu voir dans cette musique qu’excentricité et exotisme de convention. D’autres, une parodie de jazz. Comme toujours, dans la démesure, la vérité est ailleurs. Si l’apparence formelle du quartet est imprégnée dans sa structure de musique européenne classique, le contenu de son art est enraciné solidement dans la tradition noire américaine. »

Là où Pico s’égare, en revanche, c’est dans les excès d’une langue labellisée « black » et semée de vulgarités pas vraiment crédibles : l’option stylistique ne tient d’ailleurs pas la route (difficile d’écrire sur presque 350 pages comme d’autres parlent) et ôte leur cohérence à de nombreuses pages, lorsqu’elle ne les rend pas tout simplement ridicules. Sa faconde importée de Harlem sonne aussi vraie qu’un vibraphone en plastique. Mais la générosité et l’enthousiasme qu’il met en œuvre pour dérouler la vie fantastique de son idole (vagabondage planétaire, partenariats en tout genre, mariage et paternité, anecdotes de studios, disques, accueil critique et public… avec pour fil conducteur cinquante ans d’histoire du jazz) l’excusent en partie. Il l’aime tellement qu’il l’accompagne jusque dans son lit. Le tempo est enlevé ; quelques belles ballades sont au programme. En 99, Robert Pico s’entretenait avec Milt Jackson et recueillait le récit de sa vie ; Bags (ses grandes poches sous les yeux lui valent ce surnom), « amusé », l’aida pour la rédaction du roman. Quelques jours avant de mourir. Pour ce concert-là, il n’y aura pas de rappel.