On n’a pas fini de ne pas comprendre la famille. Chacun de ses membres en est responsable, en même temps qu’il est responsable de lui-même. Il faut vivre avec cette contradiction. De là l’insatisfaction et la tristesse des personnages de Rick Moody qui, dans cette Tempête de glace enfin traduite, détruisent les autres en se détruisant eux même. Une famille, donc, les Hood : un père, une mère, deux enfants (une fille, un garçon). Le père s’est égaré dans le lit de la voisine, qui, en plus d’être une amie du couple, est devenue sa maîtresse. Mais qu’on ne s’attendrisse pas trop vite : l’amour entre ces deux-là est un fil pour le moins ténu. Il n’est question que de sexe. La voisine en question le fait un jour poireauter dans sa chambre d’amis. Seul dans la maison, il entend du bruit dans la cave et y descend : il découvre sa propre fille, 14 ans, nue, sous le corps, tout aussi nu, du fils de sa maîtresse. Engueulade, sermon : comment peuvent-ils faire une chose pareille ? Plus tard, seul avec sa fille, il lui chuchotera à l’oreille combien elle a raison de vouloir découvrir le plaisir, mais, par pitié, pas avec ce minable. Sans détour, on y est déjà : le sexe. Tout seul, à deux ou à plusieurs, des corps jeunes et maladroits, des corps vieux et maladroits, des étreintes ratées, des regrets, une génération qui tue l’autre ; des parents perdus, engoncés dans la routine de leur petite banlieue chic, qui espèrent s’en sortir en faisant voler en éclats les limites de la morale ; des enfants tout aussi déboussolés, à qui l’on fixe des repères contradictoires et qui sentent le mal-être de leur parents pour le faire leur. L’illusion d’un mieux-être, le sentiment d’une liberté sulfureuse disparaissent très vite : ne reste que le désenchantement. A commencer par celui de Madame Hood, laquelle se venge de la trahison de son mari en le trompant à son tour, à contrecœur, au cours d’une étreinte rapide dans une voiture qui « avilit » son adultère.

Mais Moody ne se limite pas à cela. Il y a d’abord un contexte, l’année 1972, qui donne au roman une valeur réflexive sur la génération hippie et son influence dans la société américaine. Nixon, le Watergate, la crise du pétrole : tout est là pour rappeler les nuages qui s’amoncellent, de même que la tempête de glace qui s’abat sur la petite ville, coupe les communication et annonce le drame. Narrativement, tout cela est adroitement mené ; l’écriture, servie par la traduction de Michel Lederer, est à la fois sèche et drôle, souvent percutante. La première partie, excellente (le roman en compte trois) permet de présenter longuement les personnages principaux : des portraits de l’intérieur qui retracent leur histoire et permettent de les cerner pour, plus tard, les comprendre. L’histoire se met réellement en route dans la seconde partie, malgré quelques longueurs et moins de trouvailles stylistiques. Le troisième temps, dramatique, fait passer de l’analyse d’une société au déroulement tragique des faits. Des références ? On pense à toute une vague de films américains comme Magnolia, Virgin suicides, American beauty. Rick Moody a une manière très cinématographique de décrire les scènes comme des séquences. En 1998, Ang Lee a d’ailleurs tiré un film de Tempête de Glace. Si c’est à lui que l’on doit indirectement cette traduction, on ne le remerciera jamais assez.