C’est un peu comme si, pour emprunter une métaphore footballistique usée, chaque nouveau roman de Richard Powers le plaçait d’emblée en quart de finale d’une imaginaire Ligue des champions des romanciers contemporains. Le Temps où nous chantions, publié il y a deux ans, était déjà l’un des romans contemporains les plus accomplis jamais écrits sur la musique. Avec La Chambre aux échos, Powers a choisi d’explorer ce qui est peut-être l’une des dernières grandes inconnues scientifiques aujourd’hui : le cerveau humain. Il le fait avec brio dans un livre qui, en dépit de sa complexité, tient d’un bout à l’autre le lecteur en haleine.

Mélomane confirmé et musicien (il chante et joue de plusieurs instruments), Richard Powers a habitué ses lecteurs à une virtuosité (certains la jugent froide et distanciée) qui peut paraître intimidante. Ses thèmes de prédilections sont si divers qu’on aimerait pouvoir lui reprocher une certaine dispersion : musique, génétique, physique, intelligence artificielle, photographie (l’étonnant Trois fermiers s’en vont au bal, chez le même éditeur). Mais le reproche ne tient pas face à la densité de ses livres, leur sérieux, leur application. La même rigueur se retrouve dans cette Chambre aux échos, qui traite de l’ultime frontière de l’humain, la neurologie. On apprend beaucoup, c’est vrai, des livres de Richard Powers ; non seulement du fait des connaissances qu’ils contiennent, mais aussi – et c’est peut-être là le plus important dans son oeuvre – parce que Powers est un artiste lucide capable de formidables intuitions.

Récipiendaire en 2006 du National Book Award aux Etats-Unis, La Chambre aux échos est un véritable thriller psychologique, doublé d’une réflexion sur l’évolution (le titre original, Le Faiseur d’écho, est un nom que les Indiens donnaient aux grues qui migrent chaque année vers le Canada) et sur la fragilité de notre environnement naturel. C’est un « livre arc » comme Powers aime les écrire – un roman qui aborde une multiplicité de thèmes au travers de personnages connectés les uns aux autres par des fils à première vue invisibles. A première vue seulement, car plus encore que dans ses précédents livres, tout en fait réunit les protagonistes de celui-ci : mémoire, angoisse, âge, difficulté d’aimer, une civilisation nord américaine qui enferme dans des bulles comme pour mieux broyer ses citoyens. Mais la rencontre entre les êtres – qu’elle soit fortuite ou souhaitée – contient toujours, explique Powers, un potentiel de rupture et de changement plus important encore : « Le moi recouvrait de lui-même chaque objet observé et changeait au contact d’un rayon de lumière changeante. Mais si en nous, rien jamais n’était pleinement nous, au moins une parcelle de nous allait-elle son chemin, au hasard des autres, au carrefour des échanges. Les circuits d’un autre mêlaient leurs cercles aux nôtres ».

Une nuit de printemps, sur une petite route du Nebraska, un camion part en tonneau dans un champ. A bord se trouve Mark Schluter, un jeune homme qui travaille aux abattoirs de la ville voisine. Il échappe à la mort, mais son accident lui enfonce l’hémisphère droit du cerveau. Lorsqu’il revient à lui, il est affecté du « syndrome de Capgras », une pathologie très rare qui amène celui qui en souffre à ne plus à reconnaître ses proches. Mark retrouve l’usage de la parole et se remet à penser normalement, mais pour lui désormais, les siens – sa soeur Karin en particulier, qu’il accuse dans les détours de son cerveau miraculé de n’être qu’une « copie carbone » de la vraie Karin – ne sont plus que des imposteurs. Karin prend alors contact avec Gérald Weber, un célèbre neurologue de la côte est. Weber, que ses livres ont rendu célèbre (on reconnaît sans trop de difficulté le profil du célèbre neurologue Oliver Sachs), est lui-même en pleine crise existentielle : taraudé par sa culpabilité envers des patients dont il utilise les histoires depuis des années, il voit dans le patient Mark Schluter un moyen de se racheter.

Si la traduction de cette histoire polyphonique (le monologue intérieur de Weber, l’histoire de Karin ou les obsessions de Mark ont tous un tempo distinct) peine par endroits à retranscrire la musicalité de l’ensemble, la bravoure avec laquelle Powers s’attaque au thème du cerveau est évidente, surtout à partir de la deuxième partie du livre. Lorsqu’il décrit, par exemple, les angoisses de son neurologue obsédé par l’accueil critique de son dernier ouvrage, son classement Amazon et l’idée qu’il n’est peut-être, au fond, qu’un « opportuniste, profiteur de phénomènes de foire ». Quand il s’introduit dans le cerveau de Mark, miné par les délires paranoïaques. Quand il analyse la mentalité d’un pays, les Etats-Unis, malade du « lissage permanent effectué par la conscience » de ses habitants ; ou lorsqu’il décrit la danse de ces grues dont la migration et la survie finissent par hanter chaque personnages du livre.

Pour Powers, l’étude du cerveau humain, organe « autonome, impossible, presque omnipotent et infiniment fragile » est bien l’une des dernières frontières de notre monde soi-disant fini. En scientifique lucide et désabusé, le docteur Weber tire de son étude cette leçon simple et tragique, selon laquelle « une fiction cohérente l’emporte toujours sur la réalité de notre éparpillement. » Bien plus qu’un roman de vulgarisation, La Chambre aux échos est le témoignage d’un écrivain éclairé sur l’envers de l’homme et sur la valeur salvatrice du récit, à laquelle Powers croit par-dessus tout.