Pour la petite histoire, Georges Franju voulait surtout adapter Fantômas, mais il ne trouva aucun producteur pour s’engager avec lui dans l’aventure. Trop compliqué (problèmes de droits avec les héritiers de Souvestre et Alain), trop risqué, trop sombre, trop noir. Mario Bava rencontre les mêmes difficultés avec Danger diabolik, Dino de Laurentis l’obligeant à édulcorer la violence du fumetti d’origine, il choisit d’en faire une ode à l’amour fou. Bonne pioche : le couple John Philip Law et Merissa Mel fonctionne à merveille. Hélas, Franju n’a même pas cette chance et le projet échoit entre les mains d’André Hunebelle, amusant mais inoffensif. Une fois définitivement envolé le rêve d’un Fantômas opérant des greffes sanglantes sur le visage de ses victimes (mais le réalisateur des Yeux sans visage tourne quand même une interview TV de Marcel Alain en 1966), Georges Franju se console avec Judex.

Judex, c’est d’abord un serial muet de Louis Feuillade (1873 – 1925) en 12 épisodes pour la Gaumont, que le romancier Arthur Bernède (1871 – 1937), publiait au fur et à mesure du tournage dans le Petit Parisien, courant 1917. Polygraphe touche à tout, Bernède ne manquait pas de souffle : aventure historique (Vidocq), maritime (Surcouf), policière (Chantecoq, le roi du déguisement), espionnage, mélodrame… pour se surpasser avec Belphégor, le fantôme du Louvre (1927). On peut encore le lire, ça ne fait pas de mal. Quant à Feuillade, journaliste, puis scénariste devenu metteur en scène, il n’en était pas non plus à son premier coup d’essai. Les méfaits de Fantômas et des Vampires avaient soulevé un tel enthousiasme des spectateurs que la « bonne presse » et les autorités ne tardèrent pas à s’en inquiéter. Pour sûr, Fantômas, génie du mal, démon du crime, la fiche plutôt mal au moment du grand élan patriotique de 1914. Les Vampires n’étaient pas moins subversifs, guidés par la vénéneuse Irma Vep (Musidora, la femme aux yeux de vie, muse et compagne du sublime Marcel Schwob). Le réalisateur fut donc prié de revenir à de plus sains exemples. Dont acte.

En comparaison, Judex, héros 100% positif, éternel justicier redresseur de torts, présentait mieux dans les familles et les salons bourgeois, quelque chose comme le gendre idéal. En apparence seulement. La réalité était plus complexe et les censeurs encore une fois n’avaient strictement rien compris au film : que Fantômas et Judex étaient frères jumeaux, que le Bien et le Mal n’étaient en rien contradictoires. Judex n’est même pas policier. Comme Bruce Wayne, il avait juré vengeance sur le cadavre encore chaud de son père. On nage en plein pulps : identité secrète, animal totémique, costume… Physiquement, Judex ressemble d’ailleurs au Shadow à s’y méprendre et l’adaptation BD du Shadow (strips de Vernon Greene) qui parait dans l’hebdo Hurrah ! en 1940 porte justement le titre de Judex. La confusion est totale. L’époque se prêtait parfaitement aux nouveaux exploits du justicier dans sa haine des vils banquiers (suivez mon regard) exploitant sans vergogne la (jolie) veuve et l’orphelin français (dont le père, militaire de carrière, était prisonnier à cause des traîtres francs-maçons qui avaient soldé la IIIe République). Avec Judex et Vichy aux manettes : bien mal acquis ne profite jamais. Résultat : il est bien trop psychorigide pour être complètement sain d’esprit, façon Harry Dickson de Jean Ray (dont on n’a pas oublié les grandes envolées racistes et antisémites), taré quelque chose de bien quand il s’agit de faire régner l’ordre et la sacro-sainte Justice qui lui commandait directement dans le creux de l’oreille comme à Jeanne d’Arc. Pur psychopathe qu’anime un désir de justice vengeresse, avec lui, rien à faire, un crime est un crime, sans espoir de rédemption. S’il faut trouver un coupable, c’est pas la faute à la société, non, non. Il ne mange pas de ce pain-là, messieurs les avocats peuvent remiser leur robe au placard et retourner à leurs chères humanités. Judex applique ses propres méthodes : il envoie des lettres anonymes, il enlève, il séquestre. Il n’hésite pas à tuer.

Franju n’est pas dupe. Dans la version de 1963, c’est un vrai magicien qui prête sa hiératique silhouette de bourreau droit dans ses pompes qui réclame le prix du sang. Acteur non professionnel, figé, inexpressif, Channing Pollock (un américain, comme Harry Dickson) est absolument parfait, on ne saurait trouver mieux. Les acteurs ne sont jamais que des archétypes et leurs visages des masques qui suppléent toute ébauche de psychologie et de dialogue. Edith Scob, l’évanescente orpheline aux yeux tristes, paraît s’être échappée d’une gravure du XIXe, tandis que Francine Bergé est Diana Monti, une bien belle garce en cornette, une nonne qui montre ses bas comme chez Bunuel, ou Milady chez les Carmélites, ou Lady Beltham au couvent, dont l’office catholique du film français s’était d’ailleurs fort ému. Pourquoi ? L’Ange du bizarre fantasme toujours les bonnes soeurs en strip-tease, comme dans un tableau de Clovis Trouille.

Au moment où le cinéma français et la critique ne jurent que par la Nouvelle Vague, le co-fondateur de la Cinémathèque Française puise son inspiration aux sources de la tradition populaire et feuilletonesque. Et c’est d’une absolue beauté. Le cinéma a été inventé pour faire des films comme ça. Le noir et blanc contrasté de la pellicule orthochromatique illustre à merveille la « Nuit fantastique » chère aux surréalistes. Franju multiplie les trucs qui renvoie directement au cinéma 1900 : ouverture à l’iris, fondu au noir, cartons d’intertitres… L’histoire est une rêverie somnambulique, elle importe peu. Les plans durent toujours quelques secondes de trop, trop long, comme un rappel de Bernède qui tirait toujours un peu sur la ligne. Le rythme s’allonge, l’action se ralentie, devient cotonneuse. On n’échappe pas à son destin ! La scène du bal masqué immuable (la plus belle scène du cinéma français), vibrante, me tire encore les larmes aux yeux, quand l’homme à tête d’oiseau tout droit sorti d’une gravure de Grandville ou d’un collage de Max Ernst, s’avance impassible au son d’une valse funèbre entêtante (signée Maurice Jarre). L’oiseau de justice, rapace prêt à fondre sur sa proie, ressuscite la blanche colombe sous l’émerveillement naïf des convives qui n’y comprennent goutte. Kubrick s’en serait, paraît-il, inspiré pour la partouze dans Eyes wide shut. L’amateur éclairé sera en revanche mieux inspiré d’aller voir ce qu’en a fait Soavi dans Bloody bird.

La sortie du double DVD Georges Franju, dans la collection « Deux films de », est également l’occasion de rendre justice aux deux scénaristes de Judex : Francis Lacassin et Jacques Champreux. Le premier est l’un des plus ardents défenseurs des paralittératures contre l’Académie du bon goût et des biens pensants. Auteur d’une « Contre-histoire » du cinéma, il est « l’Homme aux mille préfaces », éditeur (chez Bouquins, 10/18, etc.) de Stevenson, Lovecraft, Jack London, Casanova, Gustave Lerouge et consorts (ne pas manquer de lire ses mémoires : Sur les chemins qui marchent, éditions du Rocher, 2006). Le second n’était autre que le petit fils de Feuillade. Jacques Champreux n’avait rien perdu de l’héritage à grand papa. Scénariste et même acteur, dans Les Compagnons de Baal (Pierre Prévert) pour l’ORTF (« Le premier démon est Baal, le démon tricéphale qui règne dans la partie orientale de l’enfer ! » à apprendre par coeur et à réciter trois fois tous les soirs avant de s’endormir), que l’on retrouve également, toujours aussi savoureux, dans Nuits rouges (1973), la version ciné d’un feuilleton TV en 8 épisodes, dont il ne reste hélas plus grand chose à l’écran. Dommage, on devine derrière, plus qu’on ne voit vraiment, l’ultime hommage de Franju à Fantômas. Gayle Hunnicutt (La Femme) y reprend le collant noir de souris d’hôtel de Musidora, les coups de théâtre s’enchaînent, les descendants des templiers sont de la partie, mais la magie n’opère plus, le revival tombe à plat. A l’heure de la couleur envahissante, le dernier long métrage cinéma de Georges Franju n’intéresse hélas déjà plus personne.

Dernière minute : Judex pas mort ! Le système JUdiciaire de Documentation et d’EXploitation de la Gendarmerie nationale, l’équivalent du fichier STIC de l’Intérieur, recense 2,8 millions de personnes « mises en cause » (suspect ou victime), indépendamment des suites judiciaires données. Crée en 1986 à des fins de police judiciaire (légalisé en 2006 ! après vingt ans de bons et loyaux services sans aucun fondement juridique), JUDEX peut être également consulté à des fins administratives. Merci JUDEX !