Ecrivain espagnol marquant des années 1990, collaborateur d’Almodovar, Ray Loriga donne avec L’Homme qui inventa Manhattan un roman new-yorkais inspiré des cinq années qu’il a passée dans ce quartier de la Grosse Pomme, un roman qui évoque la ville à travers un panorama humain chatoyant et fantasque, des jumelles coréennes manucures à l’acteur célèbre d’origine mexicaine, du vendeur de piano au gangster, des jeunes femmes branchées aux vieilles folles en passant par l’itinéraire d’une souris. Des histoires de désir, de fantasmes, de jalousie, de désenchantement, de délires, d’amours bizarres, de tout ce qui s’agite dans les cœurs et les esprits, toutes les variations surprenantes du prisme humain. Mais la perspective sous-jacente à cette vision, c’est celle de l’immigré, l’immigré volontaire qui s’approprie la ville par le rêve. Un personnage se cache derrière les autres : Charlie, immigré roumain, concierge de son état. Un expert en commérages, sans doute, mais des commérages qui sont autant mémoires qu’affabulations, concierge-conteur, griot marginal, dont le secret tient en une phrase : « Le véritable exilé rêve de l’endroit qu’il a quitté, l’exilé volontaire rêve l’endroit où il se trouve ».

Le roman se présente comme une suite de courtes nouvelles mises en réseau, qui se poursuivent et s’élucident tandis que d’autres histoires s’intercalent, s’y relient, leur font écho. Des fictions qui s’étoilent et mêlent réel, délire et légendes locales, font ressurgir des scènes de gangsters des années 1930 ou l’effondrement des Twin Towers. Par ce procédé d’histoires diverses qui se recoupent sans cesse, Ray Loriga parvient à créer la sensation d’un univers vivant, distinct et clos. On assiste à une espèce de radiographie imaginaire de New York servie par une galerie de portraits, personnages loufoques, pathétiques et émouvants. Dans leurs solitudes, leurs angoisses et leurs rêves, tous ces êtres se rassemblent, semblables dans leur commune étrangeté, jouant tous la même farce comico-tragique. Loriga excelle à croquer des caractères en quelques traits, à élaborer d’excellents dialogues qui définissent en quelques phrases un type de relation, ou à exprimer l’intimité d’un personnage par un bref monologue intérieur. Son rythme alerte, syncopé, est en parfaite adéquation avec ces qualités narratives. Par meurtre, suicide ou accident, des morts émaillent cette trame multiple comme des anecdotes supplémentaires, fatalité légère, convenue, assumée. Si bien que de cette fausse légèreté générale semble s’exhaler une profonde et douce mélancolie qui confère à chaque détail de ces histoires une dimension infiniment poétique.