A la suite du passionnant témoignage de Victoria Ocampo, Drieu, extrait de son journal (2007), les éditions Bartillat proposent aujourd’hui la correspondance qu’entretinrent durant quinze ans la grande intellectuelle argentine fondatrice de la revue SUR et l’écrivain français compromis et suicidé. Si le mystère Drieu est fascinant, ce document, bien que très incomplet (la plupart des lettres de Victoria Ocampo ont été détruites dans un incendie, si bien que le recueil compte 86 lettres de Drieu pour 16 d’Ocampo), apporte néanmoins un éclairage décisif sur l’homme, qui s’avoue ici dans une troublante sincérité, lui qui préféra si souvent se mettre à nu le plus cruellement possible.

Leur rencontre a lieu en 1929 : Drieu a rompu avec Aragon et les Surréalistes, son second mariage est déliquescent, il est plus ou moins attiré par le communisme. Elle est déjà une brillante intellectuelle, mécène, entretenant des relations avec les grands esprits de son temps et amoureuse de la France. De leur passion avortée (un premier coup de foudre brisé par la géographie et rallumé quelques mois l’année suivante) va naître une longue et rare amitié amoureuse, poursuivie jusqu’au suicide de Drieu, et que ne rompra pas leur divergence politique radicale. La qualité et la perspective particulières de cette relation permettent à Drieu, nous le disions, de se dévoiler sous un autre jour. Il tente moins de séduire et de se noircir, lui qui inventa le « self-dénigrement », lui dont la réhabilitation littéraire fut quelque peu interrompue par la publication de son journal 1939-1945, véritable exutoire fielleux où, avant de mourir communiste et védantique pour assumer malgré tout sa collaboration, il laissait exploser sa haine de tous et de lui-même jusqu’au délire.

Ici, Drieu paraît infiniment plus humain. Quant à son virage fasciste, revendiqué dès 1936, il donne lieu à quelques échanges conflictuels poignants et se lit, plutôt que comme une vocation réfléchie, comme une passion politique irrésistible et confuse, mais également comme une option circonstancielle pour le moins naïve et tragique. Drieu était en effet convaincu que l’Europe n’avait plus le choix qu’entre communisme et fascisme ; or, ayant très bien perçu le totalitarisme du premier régime, il s’imaginait que le second se « détendrait » une fois passée la menace communiste… Absurdement aveugle de ce côté, il est pourtant lucide à d’autres endroits, notamment lorsqu’il vante à Victoria Voyage au bout de la nuit : « C’est tellement l’Europe d’après la guerre, l’Europe d’après la crise permanente, l’Europe de la révolution, l’Europe qui crève, qui va faire n’importe quoi pour ne pas crever ». Quand lui, en revanche, fera n’importe quoi pour en finir, écrivant déjà en 1937, alors qu’il vient de s’engager chez Doriot : « Songe à ma mort prochaine », ou en 1942 : « Mon cœur bat de plus en plus précis, avant de se casser »… Et finalement, dans une lettre terrible, griffonnée fébrilement en août 44, avant sa première tentative de suicide : « Tu ne sais pas comme est bien ma mort, par une soirée superbe, ma fenêtre grande ouverte sur Paris ». C’est au-delà de leurs engagements finaux comme au-delà de leur passion initiale qu’auront su s’aimer l’ « homme couvert de femmes » hanté par la décadence de l’Europe et la grande sud-américaine indépendante et solaire ; et c’est dans cet au-delà qu’ils s’éclairent peut-être le mieux l’un l’autre.