Pierre Bourgeade, auteur des Immortelles et d’Eros mécanique, prolixe épigone de Sade et de Bataille, entrecroise dans Les Comédiens quelques unes de ses grandes passions. Il y raconte l’histoire de Jean Vernier, un auteur obscur qui a écrit une pièce relatant les derniers mois de la vie du Marquis de Sade, dans la prison de Charenton ; Christophe Frost, un metteur en scène très en vue, décide de créer la pièce. A qui attribuer le rôle de Sade ? Vernier a écrit sa pièce en pensant à Aurélien Levert, acteur génial et maudit, véritable réincarnation d’Artaud qui stagne dans la misère et l’insuccès, mais Frost choisit Eric d’Almeida, un trublion grand public qui, à 74 ans (l’âge du Sade agonisant), veut prendre enfin sa revanche. L’intrigue, malgré ces procédés quelque peu caricaturaux (le génie incompris d’un côté, la séduction facile de l’autre), met en lumière des problématiques intéressantes à propos des comédiens (séducteurs habiles ou véritables sacrifiés se consumant dans leur jeu), de l’importance du rôle (vecteur de révélation et de transfiguration pour l’acteur) et de l’ambiguïté du divin marquis, précieux ou maudit, élégant ou martyr, voire tout à la fois.

Le style de Bourgeade, alerte, vif, efficace, mais surtout creux, presque blanc, se voudrait haletant afin de faire du texte un thriller psychologique ; il est hélas définitivement trop superficiel, aucune profondeur psychologique réelle ne venant charger les rouages de cet engrenage aux articulations simplistes. C’est dommage, car le dernier tiers du texte, où Bourgeade propose la pièce de Vernier elle-même, comme mise en abîme et en scène par le court roman qui la précède, est excellent. Dans cette pièce drôle, pertinente, enlevée, rythmée, violente, il présente un Sade à la fois très humain et parfaitement irréductible, arrogant et fier jusqu’au dernier soupir. Un Sade riche de toute l’ambiguïté qui faisait la trame de son roman, un Sade de 74 ans qui persiste et signe du fond de sa prison. Un Sade qui nous ramène forcément à Bourgeade aujourd’hui aussi âgé, qui prend peut-être le masque de Sade en l’envisageant comme un rôle, rôle disputé par deux acteurs et deux visions de l’art ; Bourgeade qui se sert peut-être de cette succession de mises en abîmes et de simulacres pour contresigner clairement cette part maudite qui a nourri toute son œuvre. Malheureusement, à l’heure des Catherine (Millet ou Breillat), Lolita Pille et autres Bénédicte Martin, Sade vieillit ; son souffre s’estompe, il agonise alors que la malédiction devient putasserie, la transgression publicité, le désir consommation, l’athéisme un dogme. Et il nous faut sans doute ce jeu complexe de mises en perspectives pour qu’on retrouve un peu de sa saveur âcre et brûlante.