La Vie rêvée de Sukhanov est une belle histoire de retour du refoulé en forme de parcours initiatique. Un apparatchik au service de la censure soviétique voit sa vie bouleversée par la progressive remontée à la conscience de son passé d’artiste indépendant. 1985 : Sukhanov se rend au vernissage d’une exposition consacrée au père de son épouse où se presse tout le gratin moscovite. Etrangement obnubilé par la disparition de son chauffeur, il n’entend pas l’invitation à une petite soirée intime que lui lance le ministre. Cet acte manqué est le premier signe du basculement du héros, et l’élément fondateur de sa longue chute. Tout ce pour quoi il a sacrifié ses idéaux artistiques va progressivement lui échapper : son métier de rédacteur en chef de la revue la plus influente du pays, ses enfants et, bientôt, sa femme. La narration s’efface par intermittence derrière la voix intime du héros, dès lors que les pans de mémoire enfouies resurgissent. Cette déréliction se donne comme un rêve éveillé qui mêle réel et fantasme et mène le héros vers la sortie de la caverne platonicienne.

Le roman d’Olga Grushin fait le choix d’un rythme narratif très lent afin d’épouser le tempo de la conscience du héros. Une lenteur qui appesantit inutilement la lecture, au point parfois de nous faire décrocher : c’est le principal reproche qu’on peut adresser à ce premier roman prometteur. Pour le reste, La Vie rêvée de Sukhanov est une réussite, ne serait-ce que pour deux passages hallucinés où Sukhanov est en proie à des visions singulièrement picturales. Dans un wagon infernal digne des oeuvres de Bosch, il détaille « regards sans expression fixés sur le vide, difformités diverses, bouches caverneuses, nez déviés, verrues énormes, gencives édentées ». Puis il croit « apercevoir des objets bizarres, incongrus, un cou d’oiseau pendant, une croix de cimetière rouillée à laquelle s’accrochaient encore des mottes de terre rougie… ». Ailleurs, c’est un tableau surréaliste qui prend forme sous nos yeux. Sous l’emprise involontaire de psychotrope, Sukhanov assiste à une soirée organisée en secret par sa fille, chez lui. « Les bougies laissées sans surveillance échangeaient malicieusement leur flamme de meuble en meuble : quelques tableaux s’étaient retournés tête en bas, et les villages, les forêts, les lacs dégoulinaient dans le ciel en ruisselets d’aquarelle détrempée ».

Seul le délire permet à Sukhanov de retrouver un regard authentique, profondément subjectif, sur le monde. Son inéluctable déchéance lui offre ainsi la salvation : rejetant le discours formaté sur la prévalence du réalisme soviétique, Sukhanov peut renouer avec son art. A l’instar des trois incroyables dernières minutes du film de Tarkovski, Andrei Roublev, le roman de Grushin s’achève sur le « déluge de couleurs » des tableaux que le héros rêve de peindre. La Vie rêvée de Sukhanov est une belle histoire de renaissance artistique.