Les mots s’étirent, lentement : rien d’inutile, rien de superflu. Tout est posé, précis, chargé du poids des ans et des souvenirs. Neil Bissoondath, avec ce Baume pour le coeur, s’engage dans une réflexion calme, détachée des passions humaines, justifiée par un dernier regard en arrière, alors que trop d’êtres chers ont disparu et qu’on se retrouve seul, peut-être pour la dernière fois. En se plongeant dans les pensées d’un vieil homme, il restitue l’histoire qui se dessine dans la lumière crépusculaire d’une fin de vie, pose les fondements d’une existence et réfléchit. Confronté à la maturité, il prend appui sur un cheminement de récits, comme autant de nouvelles, pour observer les milles et un détails qui font la richesse d’une mémoire mise à nu. Et à travers les mots se dégagent quelques questions, ultimes démons à vaincre ou apprivoiser : pourquoi l’écriture, « le pouvoir, la grâce, le clin d’oeil de la beauté » ? Quelle importance accorder à la langue ? Quels sont les fondements d’une identité, ou comment se crée-t-elle ? Une chose est sûre : sans la mémoire, nul n’est plus rien. Nimbées d’une poésie un peu nostalgique, les pages du roman affirment, l’une après l’autre, qu’il ne faut jamais céder à un enfermement volontaire mais, au contraire, s’ouvrir au monde pour exister.

Car tout se joue ici sur le mode de la mémoire. Alistair Mackenzie voit sa maison brûler, et avec elle les traces de son existence, tout ce qui s’accumule, bien sûr, mais aussi l’indescriptible, les odeurs, les bruits, les atmosphères particulières d’un lieu qu’on habite depuis des années et dont les murs ont vu les joies, les malheurs, les petits riens du quotidien. Sans autre foyer, il part vivre chez sa fille, en terrain inconnu. Là, il prend conscience des vides qui peu à peu se sont creusés entre lui et les siens. Confronté à cette forme de néant, de « vide ici-bas » qu’est la méconnaissance, il commence à écrire. Il se replonge alors dans son passé « qui apparaît souvent moins comme pays étranger que comme le récit de la vie de quelqu’un d’autre », pour se raconter, et aussi maintenir un lien avec ceux qui viendront après, « car la vie après la mort réside uniquement dans la mémoire du monde ». Et il dévoile lentement des bribes d’histoires : sa guerre et la façon dont elle a influencé sa vie, sa femme, amour de sa vie, toujours capable de l’aiguiller vers une autre idée, meilleure, de l’humanité, ses amis, ses échecs, ses remords. Et ce qu’il peut encore sauver. Ce qui demande simplement qu’il prenne du recul, se remette en question, retienne « une certaine humilité ». Et à contempler le théâtre qu’il nous propose, on se dit qu’il doit être possible de vivre, et pas seulement rêver, une compréhension qui irait au-delà des mots. Les dernières images qui surgissent s’éloignent des lourdeurs du passé, celles là même qui à force d’habitude, de banalisation, mettaient en péril l’avenir, quel qu’il soit. Elles sont une porte ouverte à une sérénité retrouvée, un renouveau possible. Les derniers voiles de mélancolie tirés du passé se lèvent. Quelle que soit la fin, et on la laisse de bon cœur au secret, on sait en refermant le livre que Bissoondath nous a entraîné sur les voies de la plus douce et la plus absolue sensibilité. De nos jours, un véritable baume pour le coeur.