Pour ce livre, Mitsuyo Kakuta a reçu en 2005 le Naoki Prize, l’« autre » grand prix japonais qui, comme l’Akutagawa, récompense deux fois par an de jeunes et prometteurs auteurs. On y découvre un sujet rarement abordé dans les romans japonais (en tous cas ceux qui passent la barrière de la traduction) : il traite de la place de la femme dans une société par bien des aspects archaïque. Le récit, très fluide, permet l’élaboration d’une analyse sociale assez fine, dépeignant les dessous d’un monde qui étouffe ceux (en l’occurrence celles) qui tentent de s’en émanciper.

Sayoko a 35 ans. Bien que diplômée, elle est femme au foyer depuis la naissance de sa fille. A 3 ans, celle-ci absorbe la majeure partie de ses journées, rythmées par les sorties au parc, les courses, les repas à cuisiner pour son mari, les visites à sa belle-mère. Depuis qu’elle ne travaille plus, Sayoko est une maman à temps plein, une épouse : son existence propre est transférée au second plan. Parfois, des doutes l’assaillent : elle craint que sa fille, en l’ayant pour seul modèle, ne devienne comme elle. Elle décide donc, sur un coup de tête, de retravailler. Après trois ans d’inactivité, malgré ses diplômes et son expérience, elle se trouve embauchée, après un entretien « coup de cœur », par la directrice d’une agence de voyage reconvertie dans le nettoyage à domicile, et qui cherche des femmes de ménage. Sa décision suscite, chez son mari comme chez sa belle-mère, un chœur de reproches : a-t-elle financièrement besoin de travailler ? N’est-ce pas qu’une lubie ? Un prétexte pour fuir ses responsabilités de mère ? Délaisser son époux ? Pense-t-elle seulement à sa fille, abandonnée à la crèche ? Quel genre de mère est-elle, pour agir ainsi en égoïste ?

La fréquentation d’Aoi, qui dirige l’agence et avec qui elle se lie d’amitié, va lui ouvrir de nouveaux horizons, quand bien même elle peine à s’extraire de sa condition de femme au foyer, de mère, d’épouse et de belle-fille. Aoi est son absolu contraire : à 35 ans elle aussi, elle vit seule, affiche une bonne humeur et un dynamisme constant, une autonomie que Sayoko trouve des plus enviables. Mitsuyo Kakuta oppose ces deux figures de la femme japonaise pour mieux les réunir. En parallèle à la libération de Sayoko, elle dévoile à travers les souvenirs d’enfance d’Aoi un passé douloureux, celui de son adolescence, quand elle changeait sans cesse d’école, rejetée par ses camarades, incapable de s’adapter. Une période de disgrâce heureusement interrompue par une amitié fusionnelle qui l’a conduite à la fugue, et au drame. On découvre, tandis que les souvenirs élaborent son portrait, les drames adolescents qui ont structuré sa personnalité, forgé son caractère.

Variantes d’un même thème, celui de la condition de la fille, de la femme au Japon, les figures de Sayoko et d’Aoi se font écho. Leurs différences s’estompent peu à peu, laissant émerger chez elles le sentiment d’une grande vulnérabilité face au monde, une peur de l’autre, du regard de la société. C’est l’amitié qui naît entre elles, et qu’elles finissent par assumer, qui va leur permettre d’affirmer leurs personnalités. Celle de l’autre rive s’incarne alors comme celle qui fait écho à des sentiments refoulés, celle qu’il faut rejoindre pour exister pleinement. Au-delà de l’histoire, très simple, le tableau de cette société japonaise à deux vitesses est particulièrement intéressant. Original, il est servi par un regard très lucide ; on y découvre un Japon mal à l’aise, qui peine à trouver une mesure entre modernité extrême et archaïsmes sociaux, et ne parvient à s’exprimer qu’en stigmatisant les différences.