Dans un essai truffé d’intuitions neuves et d’hypothèses risquées, et qui se pose d’ailleurs moins en nouvelle monographie de référence sur le maître Kubrick – titre accordé par l’auteur lui-même à la somme de Michel Ciment* – que comme un précieux carnet de notes au fil des films, journal libre et rare d’un écrivain de cinéma qui jette son dévolu sur un nouveau génie (après Tati et Lynch, excusez du peu !), il y a une idée force qui retient l’attention parce qu’elle embrasse à la fois la relation de Kubrick à ses films et celle de Chion face à Kubrick. C’est un passage où l’auteur réfléchit sur la démesure de l’artiste, son côté démiurge, devenu quasiment son logotype (au même titre qu’Hitchcock, labellisé « maître du suspense ») : « On ne peut pas dire de Kubrick qu’il ne s’affronte pas à des sujets ou à des projets énormes : le sort de la planète divisée en deux par la dissuasion nucléaire (Docteur Folamour), l’hypothèse de Dieu, celle de la vie extra-terrestre (2001), une parabole sur l’éradication de la violence (Orange mécanique), ceci peut à bon droit faire parler de mégalomanie. On n’a pas assez montré peut-être combien Kubrick voulait en même temps non pas rapetisser ces grands sujets ou s’en servir comme marchepied, mais les saisir à l’échelle juste, ni plus, ni moins ». Dans la dernière phrase citée, remplacez « Kubrick » par Chion et considérez que ses « grands sujets » à lui sont les films du cinéaste, et vous obtiendrez la formulation la plus précise de son approche de Kubrick : libre, simple, dénuée de toute piété, absolument aux prises avec les films, rien que les films. En traitant Kubrick, « ni plus, ni moins », l’essai de Michel Chion libère le regard sur son oeuvre, casse beaucoup de son aura mythique -l’oeuvre vue uniquement comme un enchaînement de films-exception irréductibles- pour la ramener dans le tout du cinéma et la faire briller de ses treize films-facettes qui forment les treize chapitres du livre.

Il ne faut néanmoins pas tirer de ce qui précède l’enseignement que le travail de Chion est flottant ou relâché. Il est tout le contraire, la forme alerte de l’écriture rendant sans cesse possible les va-et-vient d’un chapitre à l’autre, l’approfondissement sans fin des motifs analytiques qui se répondent de film en film et finissent par construire une lecture globale de l’oeuvre très convaincante découlant d’une multitude de micro-analyses. La place de la parole dans le récit, par exemple, est développée dans le chapitre sur Docteur Folamour, mais il fonctionne comme un éclairage pour toute l’oeuvre et sera sans cesse repris pour arriver à une conclusion stimulante : « la langue parlée dans les films de Kubrick, repeinte à neuf soit par un excès de formalisme (Folamour, 2001, Full metal jacket) soit par un excès de banalité (Shining, Eyes wide shut) soit enfin par l’emploi de néologismes (Orange mécanique), cesse d’apparaître comme une voie d’accès à l’intérieur des personnages, à leur « âme », soit inversement comme le masque qui dissimule leur véritable visage. Elle ne fusionne pas avec une sensation sonore, elle ne coule pas de manière évidente, elle est en dehors ». Entrant peu à peu en résonance avec d’autres thèmes -le « sur-jeu » et le « sous-jeu » imposés par le cinéaste à ses acteurs, le rôle de la musique, de la voix-off, l’écart entre les livres qui l’inspirent et l’adaptation à l’écran…-, cette hypothèse sur la parole absolument extérieure finit par donner le « chiffre » d’une oeuvre si difficile à saisir d’un trait : l’image d’un cinéaste obsessionnel, attaché à faire des films-prototypes sur l’humain et son impossible condition, frappé par l’écart insurmontable entre sa liberté apparente et un fatum qui frappe où il veut. Kubrick, grand tragique non réconcilié et raconté par une écriture libre et profonde.