Michael Moorcock s’avance masqué, paré des atours multicolores du costume d’Arlequin. Né à Londres en 1939, voilà prés d’un demi-siècle qu’il écrit et publie des nouvelles et des romans de science-fiction et d’heroic fantasy. Longtemps porte-parole d’une SF littéraire et d’avant-garde, il est surtout célèbre aujourd’hui grâce à une saga dénuée de toutes prétentions stylistiques. D’abord rédacteur en chef de Tarzan adventures, un magazine de BD pour enfants, c’est en 1964 que Moorcock prend les rennes de New worlds, la revue de SF dans les pages de laquelle il fonde ce qu’il est désormais convenu d’appeler la New Wave anglaise. Il tiendra vaillamment la revue à bout de bras pendant dix ans, parvenant à réunir autour de lui nombre pointures comme Ballard et Spinrad, des jeunes auteurs talentueux en devenir (Dish, Sladek, Wolfe, pour ne citer qu’eux), et des inclassables comme Burroughs (William) et Pynchon. « New worlds fut le premier magazine à montrer qu’une littérature moderne, sérieuse, vivante et cohérente pouvait croître sur l’humus de la science-fiction. Trop peu de gens ont pris cela au sérieux la première fois qu’on la leur a proposée, mais la vérité a depuis été démontrée ».

Mais avant déjà, il avait crée Elric. Moorcock n’a jamais été un écrivain facile à étiqueter. Dès le début des années 60, il avait en effet commencé une série épique pour la revue Science fantasy. Apôtre de la modernité littéraire, il n’a jamais pour autant abandonné son statut de pur écrivain populaire. D’un coté Science fantasy, où paraissaient les épisodes d’Elric, de l’autre New worlds, un pied dans le mainstream, l’autre dans l’avant-garde, le premier assurant l’équilibre aux expérimentations du second. Si Elric est sans nul doute devenu la deuxième grande figure de l’heroic fantasy après Conan, c’est que d’entrée l’auteur frappe très fort. Les quatre romans qui composent le cœur du cycle (comprendre Elric le Nécromancien, La Sorcière dormante, L’Epée noire, Strombringer) témoignent d’une extraordinaire maîtrise narrative. En particulier les deux nouvelles les plus anciennes (les plus pures), La Cité qui rêve et Tandis que les dieux rient (1961), sont d’authentiques morceaux de bravoure qui vont durablement imprégner l’imaginaire de plusieurs générations de lecteurs.

Surtout, Elric n’est pas un héros traditionnel. Dès ses premières apparitions, Moorcock réussi à créer de toute pièce (avec une économie de mots remarquable) une nouvelle esthétique du genre, à la fois dégagée des règles morales (chevaleresques) établies par Tolkien et des conventions graphiques (anatomiques) héritées du modèle Howardien. Elric le Nécromancien, tant moralement que physiquement, est l’antithèse parfaite de ses prédécesseurs. Serviteur des dieux du Chaos, le Prince de Melnibone est une créature quasi démoniaque, proche du vampire, se nourrissant de la force vitale de ses victimes, grâce à Stormbringer, l’épée noire qui « tue l’ennemie, mais (…) préfère le sang des amis et des proches ».

De plus, l’albinos aux yeux rouges n’a rien du surhomme. A la différence de Conan, exaltation virile d’un corps barbare bodybuildé, Elric traîne son corps malade comme un fardeau. « Albinos d’apparence quelque peu malsaine, les traits émaciés, des oreilles pratiquement pointues, des yeux dilatés et en amande, aux pupilles d’un rouge éclatant à demi démentes ». Perclus d’excès, croisement d’elfe (son coté pleurnichard) et de berserk (sa folie sanguinaire), il ne rejoint les héros plus solides de l’épopée fantastique que dans une étrange symbiose avec son épée (qui possède qui ?). Torturé par sa conscience, le monarque destructeur de tout ce qu’il aime, victime et complice de Stormbringer, restera à jamais le prisonnier du jeu que se livrent à son corps défendant les forces de la Loi et du Chaos.

Ce n’est d’ailleurs pas uniquement pour faire plaisir à son public français que Moorcock aime tant clamer haut et fort, un peu partout, qu’Elric doit plus à Sartre et à Camus (si si !), sans compter Brecht (pour L’Opéra de quat’sous), qu’à ses illustres modèles en fantasy. Quand Burroughs (Edgar Rice, le père de Tarzan) et Howard réenchantent le mythe du bon sauvage, Moorcock invente de son coté une pale figure de guerrier existentiel, consanguin au dernier degré, assassin de sa race, ultime rejeton d’une civilisation décadente. Elric, de même que le personnage de Jerry Cornélius plus tard (version Swinging London d’Elric matinée de James Bond), n’est finalement jamais qu’un nouvel avatar du Pierrot fin de siècle (le Punch anglais). Entre Commedia dell’Arte et pantomime, le cycle débute d’ailleurs par une nouvelle variation autour de l’éternel trio amoureux (Pierrot, Colombine, Arlequin : Elric, Cymoril, sa cousine, Yrkoon, son cousin) pour s’achever en un flamboyant Tannhäuser dans Stormbringer (la novella Le Trépas du seigneur condamné, 60 pages seulement pour clore la saga en apothéose), véritable opéra dark folk halluciné qui porte le trépas du héros aux dimensions d’une tragédie cosmique. « Et d’un bond puissant (…) l’entité nommée Stormbringer, dernière manifestation du Chaos en ce monde nouveau, (…) quitta la terre, s’élevant vers l’infini. Son rire moqueur et sauvage railla la balance cosmique, emplissant l’univers des échos de sa joie impie.
Ainsi s’achève la saga d’Elric de Melnibone ».

Hélas, pour des raisons purement alimentaires, plusieurs nouvelles ont été écrites (bâclées) sur commande, uniquement pour renflouer les caisses de New Worlds ou pour satisfaire aux obligations familiales de l’écrivain (une tripotée d’enfants et des pensions alimentaires en pagaille). Il ne s’en cache pas. « J’ai très peu relu ces histoires, et pourtant on ne m’a jamais accusé de contradiction sérieuses. Je les ai pour la plupart rédigées rapidement. Les nouvelles ne me prenaient guère plus d’un jour ou deux. Les romans, jusqu’à une date récente, jamais plus d’une semaine. Ce qui est assez long pour moi, car beaucoup de mes romans d’aventures étaient bouclés en trois jours ».

Plus grave, lors de l’écriture de Stormbringer (1965), il invente le concept de Multivers afin de relier ensemble tous ses cycles (Corum, Hawkmoon, Erekose, etc.) autour d’une figure centrale et interchangeable, le Champion éternel. Comme Fritz Leiber l’avait fait (beaucoup mieux) avant lui, Moorcock décide alors de modifier son cycle en l’inscrivant dans une trame plus générale. Il ajoutera donc une origine à son personnage avec Elric des dragons (1972), Le Navigateur sur les mers du destin (1976), puis La Forteresse de la perle (1989). La Revanche de la rose (1991) est un récit bâtard qui s’intercale a posteriori entre La Sorcière dormante et L’Epée noire. Quant à Elric à la fin des temps (1984), ce sont des nouvelles où l’on retrouve le Loup Blanc transporté dans l’univers des Danseurs de la fin des temps (encore un autre cycle, où cette fois Elric côtoie le jeune Werther de Goethe !?). Seul le roman La Fille de la voleuse de rêves (2001) n’a pas été repris dans l’intégrale Omnibus, mais vu le niveau d’auto plagiat dans lequel l’écrivain se vautre, c’est loin d’être une perte. Autant dire que ces multiples ajouts, loin d’enrichir la matière du cycle initial, l’ont considérablement appauvri.

Au final, un sentiment mitigé. Cette intégrale (une bonne chose en soi) contient hélas bien trop de textes médiocres et indignes du talent de l’auteur, pour que le plaisir de retrouver une des figures les plus bouleversantes de nos lectures adolescentes ne s’accompagne d’un douloureux pincement de coeur au regard de ce que la saga est devenue par la suite.