Couvert d’or pour son enthousiasmante Filière Emeraude, Michael Collins revient avec une réputation de quasi-génie à préserver : autant dire que l’on attendait beaucoup du second roman traduit de cet irlandais décapant expatrié chez l’oncle Sam au sortir de l’adolescence, en se fiant aux commentaires superlatifs d’une presse britannique qui l’a placé en chœur parmi les meilleurs livres de l’année passée. Rien de très explicitement spectaculaire, pourtant, dans cet univers littéraire tout en figures implicites et méditations lentes, sinon cette phalange célibataire tranchée à la cisaille et retrouvée par les services de police d’un petit patelin du Midwest écrasé par la chaleur estivale. Un fragment de doigt qui pourrait bien avoir appartenu à ce monsieur Lawton dont le fils Ronny, ivrogne volontiers violent et bien connu de la petite communauté qui le tient soigneusement à l’écart, a récemment signalé la disparition. De là à penser que Ronny a dessoudé ce père qu’il détestait (l’autre le lui rendait bien) avant de le trancher en morceaux et de les planquer quelque part, il n’y a qu’un pas : tout le monde le fait d’ailleurs sans hésiter, policiers et journalistes en tête. Et avec eux le narrateur de cette longue enquête au fin fond d’une Amérique sordide, Bill, ex-urbain lassé de Chicago et revenu dans le coin pour pratiquer le reportage dans le petit canard local -le Daily Truth (« Le Quotidien de la Vérité »). Credo : la désillusion. S’il en est un sur qui l’usine à rêves n’a plus prise, c’est lui : incapable de trouver sa place dans le monde, et encore moins dans son propre pays, il accumule sur lui les constats désabusés et voit son job comme celui du nécessaire témoin de sa dérive, ses vieux routiers de collègues incarnant justement les « gardiens de la vérité » qui donnent son titre au roman.

Avec un abattement moral de plus en plus dangereusement maladif, il mène péniblement l’enquête avant de finalement se laisser mener par elle, identifiant sa propre destinée à celle de cette région et de ses survivants pathétiques, fricotant maladroitement avec l’ex-femme du présumé coupable et recelant des pièces à conviction au fond de son jardin. Un autoportrait puissant grâce auquel Collins s’offre une peinture ravagée de cette Amérique qui l’a accueilli avant, manifestement, de le décevoir, la quête de la vérité concernant en réalité aussi bien ce cadavre humain découpé en tranches que tout le monde recherche que celui du pays et du rêve qu’il générait, à propos duquel personne ou presque ne se pose en revanche de questions. « Qui a tué le père de Ronny Lawton ? On pourrait aussi bien demander quel est l’événement qui a tué notre ville ? Pourquoi nous sommes-nous éloignés des moyens de production, pourquoi avons-nous cessé de fabriquer des choses avec nos mains ? ». Plombé par ses longueurs, le roman est sauvé par une poignée de pages fulgurantes où l’écrivain fait éclater ses doutes et ses questions sans réponses, liant tout le destin de l’Amérique à celui de ce bled paumé en pleine friche industrielle. Le meurtre du père comme métaphore à taille humaine de la perte de toute racine collective. Collins est un pessimiste : on ne retrouvera peut-être jamais le cadavre.