Michael André Bernstein est professeur éminent à Berkeley, critique et spécialiste de l’Empire austro-hongrois, version début XXe siècle. D’où ce premier roman qui se présente d’emblée comme un monument sur la fin d’un empire, avec ce qu’on peut en attendre de grandeur, de décadence, de complots, d’aberrations, tant de prémices avant la chute. Un roman ambitieux, donc, mais qui a pour défaut de ne valoir que par son ambition, ne gardant du roman que le nom, pas les caractéristiques qu’on en attend : ce qu’on retient de ces 650 pages, c’est le sentiment permanent de se battre contre un ennemi invisible, l’ennui. Il en faut, du courage, pour venir à bout de ce texte ! On y trouve des personnages classiques de la littérature centre-européenne : un gouverneur de province cynique et paranoïaque (le comte gouverneur Wiladowski), un richissime financier juif (Moritz Rotenberg), des fils de bonne famille oisifs, quelque trublions alcooliques… Les fils de famille complotent, menés par Hans Rotenberg, leader incontesté, revenu porteur de l’idée prolétarienne de ses voyages en Europe, prêt à tout pour lui donner corps dans sa ville natale, sans idée précise de ce qu’est un attentat, sans inspiration réelle, sans conscience claire du moment et de l’action elle-même ; pour mettre tout cela en place, Bernstein étale des pages et des pages de palabres sans fin, des discours interminables, des lettres d’un ennui sans nom. Ce qui est terrible, c’est que rien ne se passe jamais : le livre suit son cours entre temps morts et descriptions répétées des mêmes lieux et des mêmes gens ; on se promène de restaurants en rues et bouges sans avoir jamais l’impression de se déplacer ; on lit et relit des listes de noms, on reprend les mêmes moments, le quotidien des principaux protagonistes dont pas un moment ne nous est épargné et dont la quotidienneté, justement, devient vite insupportable.

La narration, elle, brille par sa linéarité (Bernstein, pourtant, rappelle régulièrement en l’écrivant que si, vraiment, le temps passe vite ; c’est un point de vue) : à aucun moment le ton ne change, bien que le lecteur appelle de tous se vœux un changement, même minime. Tout se traîne, les figures s’estompent et se dissolvent. On ne croit pas à l’existence de cette ville de Galicie, pas plus qu’à celle de son gouverneur, de son épouse ou de ses services secrets. Impossible également de visualiser les liens entre père et fils chez les Rotenberg, figures glacées et irréelles. Quant à croire aux manipulateurs, qui échouent même à nous faire bouger… Le thème pourtant semblait porteur ; mais si ses promesses sont infinies, ses écueils, eux, sont innombrables. Choisissez de vous focaliser sur un personnage, vous vous coupez de l’Empire. Choisissez l’Empire, vous vous coupez de l’humain. Bernstein, lui, a choisi de noter chaque détail, de justifier chaque moment, de ne rien oublier. Ses connaissances sont encyclopédiques. Mais alors que le seul mot de conspirateur (titre anglais : Conspirators) fait espérer manigances, tractations dans l’ombre et vie trépidante, on ne trouve dans sa somme qu’ennui et lenteur. L’ambition du roman est méritoire, qui revient sur l’émergence du socialisme, des luttes des classes, la montée de croyances et de ferveurs nationalistes, le développement des courants antisémites. On a là en germe ce qui va définir le siècle, ses guerres, le déchirement des Empires. Dommage que Bernstein ait oublié qu’on ne devient auteur que grâce à ses lecteurs. Ses connaissances ne se rendent à aucun moment accessibles ; on n’a pas là un roman mais un traité sinistrement austère, décorticage minutieux de faits accumulés les uns derrière les autres. Force est de constater que dès les premières pages, Bernstein tue l’envie de lire.