Maxim Biller n’a (malheureusement, peut-être) pas d’équivalent en France : plus que l’enfant terrible des lettres allemandes que nous décrit pudiquement son éditeur français, il est en même temps le vilain canard et le contempteur incorruptible d’un milieu et, mieux encore, d’un pays tout entier. Depuis une tribune éditoriale nomade, passée de journal en journal au gré de la tolérance et des capacités de résistance de ses employeurs successifs (il a ainsi dû quitter le quotidien Die Zeit pour n’avoir pas voulu changer une virgule à un article sur Joschka Fischer, qu’un autre support a par la suite publié), il s’est bâti une réputation de polémiste intransigeant tout en s’attirant un nombre record d’inimitiés en tout genre, devenant peu à peu, à quarante ans (il est né à Prague en 1960), le journaliste et écrivain le plus unanimement détesté de son époque. Il est aussi, du coup, l’absent le plus remarqué d’un Salon du livre soucieux de ménager la susceptibilité de ses autres invités et d’éviter à tout prix le scandale. Malgré sa sulfureuse notoriété, Biller n’en est pourtant pas moins l’un des plus talentueux écrivains allemands (disons plutôt : d’expression allemande) de sa génération, auteur de deux recueils de nouvelles remarqués (traduits l’un comme l’autre chez Flammarion) et de ce premier roman intense et profondément noir où se retrouvent une série d’obsessions et d’interrogations récurrentes, du genre de celles qu’on n’aborde pas facilement dans les dîners berlinois, complexité labyrinthique des rapports judéo-allemands en tête. De fait, le lecteur français ne dispose sans doute pas de toutes les clefs culturelles et historiques (en gros, celles de l’imaginaire allemand contemporain) nécessaires à la compréhension et l’évaluation de ce texte impressionnant, accueilli avec fracas lors de sa sortie par une presse emballée ici (le très crédible Frankfurter Allgemeine Zeitung), démesurément incisive là (tous les autres, pour aller vite).

C’est dire la dimension polémique d’un roman auquel toute l’Allemagne semble s’être intéressée, quitte à passer sous silence d’indiscutables qualités littéraires. Rigueur et complexité de la construction, sobriété du style, extraordinaire densité de longs paragraphes compacts habilement agencés, ampleur et importance des digressions : Biller frappe d’abord par sa langue, l’impact d’une écriture sombre et puissante qu’on ne suit d’ailleurs parfois pas sans peine. Vient l’histoire, difficile, noire et, évidemment, sans aucune complaisance : Mordechaï Wind n’a pas vu sa fille depuis que lui et sa femme Sofie se sont séparés, voilà dix ans. Il est juif, israélien, a combattu au Liban, n’y a pas été qu’héroïque ; elle est allemande et a donc donné naissance à une petite fille apathique et étrange, Nurit. Celle-ci ressurgit subitement dans la vie de Mordechaï via une vidéo porno sur laquelle elle se touche pour des billets que lui tend le cameraman. Fasciné, hanté, finalement obsédé, Mordechaï mène l’enquête et revient sur le passé, son histoire, celle de son couple, celle de son peuple, celle de l’Allemagne. Glauque, passionné, obscène, Maxim Biller ne donne pas dans les thématiques légères. Malgré sa longueur (sans doute excessive) et une tonalité décidément oppressante, son livre évite pourtant, miraculeusement quand on y pense une seconde, l’écueil de la démonstration emphatique : ligne après ligne, au fil des portraits et d’une chronique conjugale à vomir, Biller triture les plaies, en expurge ce qui devrait y rester caché, dévoile les fissures d’unions trop rapidement déclarées réussies. Celle de l’homme (le narrateur) et de la femme (cette Sofie dont le portrait a fait hurler certaines critiques), du père et de la fille (on n’en a pas parlé, mais une histoire d’inceste se greffe là-dessus), des juifs et de l’Allemagne. Avec ce roman grave, noir et violent, dans lequel rien ne s’emboîte avec l’harmonie à laquelle on voudrait ailleurs nous faire croire, le juif le moins allemand de son époque prouve qu’il est aussi l’un des plus passionnants écrivains de l’Allemagne d’aujourd’hui.