Maurice Audebert, pour conclure son bref Tombeau de Greta G., signale à son lecteur qu’il a voulu, simplement, au fil des pages, faire « lâcher la proie pour l’ombre ». Greta G., la proie, en qui on reconnaît sans surprise l’icône Garbo, est ici une ombre, mystérieuse, silencieuse, jamais nommée, bien que son surnom de « Divine » soit repris, à l’envi. Mais le texte n’a rien d’une énième biographie : il serait plutôt un hommage à une époque qu’il dévoile sans fards, et à des acteurs disparus, dans l’immense machine hollywoodienne.

Los Angeles, années 1930, collines de Hollywood. Dans une villa immense, fantastique, héritière des folies de magnats du septième art (certains la disent hantée), se cache une ombre longue, discrète, mutique, qui se terre loin des foules bruyantes. Celle qui vit ici n’occupe que quelques pièces, laissant le reste à l’abandon. Ses malles ne sont jamais vraiment défaites, elle ne souhaite pas prendre le temps de s’installer. Elle vit là, comme de passage. A ses côtés, un petit homme, né comme elle sur le Vieux Continent, dans la Vienne de la grande époque, linguiste de formation, traumatisé, meurtri par la guerre. Depuis des années, il suit cette femme croisée un jour, encore adolescente, qui, par de curieux hasards du destin, sait presque tout de lui. Ou en tous cas l’essentiel. Dans les pièces que lui occupe sont stockées, comme à l’infini, des photos de fesses de femmes nues. Sa collection privée, sa quête de perfection. Ces deux étrangers, échoués comme par hasard sur les rivages du Nouveau Monde, sont des compagnons de l’instant, unis par leurs silences avant toute chose. Ils aspirent tous deux au secret, à l’oubli. Qui ne peut pas venir. « Quand nous autres, pauvres petits corps de chair fragile, aurons quitté la scène et jusqu’à la mémoire des hommes, alors, et peu importe ce que nous aurons vécu, ce que nous aurons été, sur le papier ou le celluloïd, immortels, demeureront nos films, nos livres, nos images. Il n’y aura plus d’autre vérité que celle que nous aurons inventée. Nos mensonges et nos rêves ».

Noire et blanche, la silhouette de la Divine, son visage parfait, éclairent le cinéma, ses écrans, et l’enferment dans son rôle. Dans sa vie également. Les misères humaines ici sont frappantes, sous les masques de façade, alors que des silhouettes innombrables glissent, silencieuses, et laissent parfois leur empreinte, brûlante, quand elles ne se noient pas dans des gouffres. Grandeur et décadence sont au rendez vous des soirées mondaines ; on y fait jeu de toutes les rumeurs, les ragots courent, font et défont, en quelques instants, une réputation. On noie le vide dans les flots de champagne, on oublie de parler aux autres, de regarder qui ils sont. On se contente de leur image sur pellicule, de ces écorces vides, qui restent muettes. « Qu’est ce, au fond, que l’histoire d’un être sinon le poids aveugle des circonstances ? On parle de volonté, de vocation ; or l’adolescente maussade d’Uppsala est bien devenue, sans jamais le vouloir, l’un des mythes du siècle ; dans son itinéraire, est-il possible de situer un évènement vraiment décisif où sa vie prendrait un sens, et tout ne se passe-t-il pas plutôt, comme le déplorait Sternberg, « entre les scènes » ? ».

L’usine à rêves a besoin de sa meute, pour tourner, encore et encore. Peu lui importe ceux qu’elle laisse derrière elle. Erreurs de casting. Il y a dans ces pages une histoire du septième art, faite de dialogues inachevés. Et cette figure mythique, hiératique presque, qui brille par son absence, sa splendeur n’ayant d’égal que son isolement. Des fragments d’existence, jetés sur le papier. On devine sous la plume d’Audebert des abîmes de solitude, de lassitude, une retenue à l’élégance parfaite, une intemporalité obligée, et une drôlerie douce, incapable de masquer les failles de personnages égarés.