Le trouble de la personnalité multiple : un ressort comique quasiment inépuisable, joyeusement utilisé par les plus grands spécialistes du genre (les frères Farrelly ont poussé son emploi à la perfection dans Fous d’Irène). Matt Ruff, auteur d’un livre culte jamais traduit (Fool on the hill) et de quelques polars SF, en fait le moteur de cette épaisse comédie psychiatrique en dotant ses deux personnages principaux d’une interminable smala de doubles mentaux, camarades fantômes et compagnons internes qui donnent au roman un aspect polyphonique impressionnant. Le narrateur principal, Andrew, est l’un d’entre eux : le propriétaire du corps dans lequel il habite souffre d’un TPM spectaculaire (des dizaines de personnalités différentes), et Andrew a été chargé, au terme d’une thérapie longue et éprouvante, d’être le porte-parole de toutes les âmes qui voisinent dans sa tête. Pour garantir qu’un minimum d’ordre régnera dans le cerveau, un règlement intérieur très strict a été établi : toutes les âmes sont rassemblées dans une « maison » où elles disposent chacune d’une chambre individuelle et privative ; lorsqu’une âme décide de sortir du terrier et de prendre possession du corps, elle doit monter « en chaire » après avoir obtenu l’approbation des autres. C’est ainsi qu’Andrew cède de temps à autres sa place d’opérateur principal à l’une ou l’autre de ses personnalités sœurs : un sportif baraqué qui fait des pompes à sa place, un gamin sympathique qui visite les magasins de jouets, un farceur cynique qui multiplie les blagues salaces, etc. Parfois, toutes les âmes rentrent à la maison, le corps restant alors inoccupé ; Andrew s’y résoud à contrecœur, craignant tout de même qu’une âme un peu timbrée n’en profite pour faire n’importe quoi (se saouler, insulter les gens au téléphone ou partir en voyage à l’autre bout du pays) : « Il faut que quelqu’un fasse marcher le corps : en un sens, c’est une lapalissade, mais littéralement, ce n’est pas tout à fait exact ; il est possible, même si en général c’est une mauvaise idée, de laisser le corps sans surveillance. Il suffit de s’assurer que le corps se trouve à l’abri, dans un endroit où, si les choses dégénèrent, on ait le temps de voir venir ».

C’est dans la description du mode de vie d’Andrew et des innombrables petits désagréments que lui cause la gestion du TPM que réside la principale originalité de La Proie des âmes ; Matt Ruff, dont on nous précise qu’il n’en souffre pas lui-même mais qu’il est légèrement obsessionnel, en profite pour signer quelques passages d’anthologie et faire la démonstration d’un don tout à fait remarquable pour le comique de situation. L’imposante intrigue sentimentale, familiale et policière qu’il y ajoute lui permet de lier la sauce en y ajoutant un zeste de suspense : embauché dans une petite boîte informatique dirigée par une adorable excentrique, Andrew fait la connaissance de Penny, une autre malade atteinte de TPM, bien qu’elle-même n’en soit pas totalement consciente. Penny est une jeune fille très bien, mais les deux âmes vicieuses qui utilisent régulièrement son corps la mettent dans des situations invraisemblables. Andrew va tenter d’aider Penny à construire sa propre  » maison  » mentale et à mettre de l’ordre dans son esprit, entreprise psychiatrique de longue haleine au cours de laquelle il en apprendra aussi beaucoup sur lui-même. Matt Ruff n’a pas fait les choses à moitié : il ne lui faut pas moins de 670 pages pour mener à bien la double quête d’Andrew et de Penny. Si l’on s’amuse souvent et si le rythme ne faiblit que rarement (quitte à perdre en vraisemblable ce qu’il gagne en burlesque), on se dit tout de même que le roman n’aurait rien perdu à maigrir de 150 ou 200 pages : il aurait gardé toute son originalité, se serait allégé de quelques scènes pas forcément indispensables et aurait sans doute gagné en rigueur d’écriture et en plausibilité. Reste un pavé plein de rebondissements, d’humour et d’action, dont les héros (réels ou psychiques) sont suffisamment sympathiques et bizarres pour qu’on excuse sa petite surcharge pondérale.