Mal traduite en France (rien sauf un recueil de nouvelles, Mauvaise conduite, publié en 1988 par Flammarion), Mary Gaitskill est un des acteurs féminins du « Brat Pack » new-yorkais, le groupe informel mené par Jay McInerney et Bret Easton Ellis. Ses nouvelles, comme ses romans (Veronica est le second), sont des récits de moments volés qui mettent souvent en scène de jeunes mannequins, des filles perdues, aux côtés des habituels mondains et autres oiseaux de nuit, tous le nez dans la coke, occupés à brûler leurs existences par tous les bouts. Alison, la narratrice de Veronica, s’inscrit dans cette lignée, sauf qu’elle a vieilli. Gaitskill nous la montre le temps d’une journée, sous la pluie de San Rafael, en Californie. A 46 ans, cette femme malade de l’hépatite C ruine son foie en s’assommant à la codéine pour oublier les lancinantes douleurs de son bras, lesquelles se réveillent chaque fois qu’elle va faire le ménage chez un ancien amant, qui l’a embauchée pour lui permettre de survivre. Voilà pour ce qui reste du rêve américain en technicolor d’Alison, à la veille de la cinquantaine : pas grand-chose, sinon quelques souvenirs et des mirages évanouis.

Il y a là un côté Cendrillon, version trash, déjà vu mais pas inintéressant. Gaitskill donne du relief à son récit en tissant un réseau de liens entre les longues heures de la journée d’Alison et la mémoire de son passé, de l’enfance à aujourd’hui en passant par les fugues à San Francisco, les rencontres de hasard, son éphémère carrière de modèle et ses vaines tentatives pour retrouver avec une vie normale. La jolie Alison a sombré, dépendante des autres, de la drogue, de l’alcool, prisonnière d’une vitrine éblouissante et, bien entendu, illusoire. A l’heure des bilans, elle constate que ce qui l’a le plus marqué dans son existence, c’est la figure tutélaire de Veronica, son amie, figure de la conscience comme de l’inconscience, parfois adulte, parfois gamine, une femme plus âgée mais perdue elle aussi, hantée par son mal être, trop fardée, mal habillée, rassurante ou envahissante. Et morte, bien entendu (sinon il n’y aurait pas de récit), après avoir contracté le sida dans les bras de son amant bisexuel.

Si certaines pages cultivent une certaine idée de la provocation, façon années 1980, avec ses grands poncifs (drogue alcool sexe, un brin de masochisme), on est loin d’une lecture sulfureuse – c’est pourtant la réputation de Gaitskill outre-Atlantique. Sans doute parce qu’elle utilise avant tout des poncifs, dont certains très éculés. Si la première partie du roman parvient à les élargir, puisque s’y ajoute la dimension du souvenir, la seconde, qui se recentre presque exclusivement sur eux, manque de souffle. Ce que raconte Gaitskill, c’est finalement l’âge qui vient, le sentiment de la mortalité qui grandit, un certain aperçu de la déchéance physique, ici particulièrement outrée. Mais en délaissant le quotidien d’Alison pour se focaliser sur ses seuls souvenirs, le texte perd de son intensité et, surtout, s’appauvrit. On reste alors sur sa faim, tenant entre les mains un roman qui adopte et détruit en même temps les nuits sans fins de vies n’ayant de réel que leurs façades. C’est peu.