Quelques semaines après L’Esprit de mes pères de Patricio Pron, voici un autre roman sur la dictature en Argentine, écrit par l’un des espoirs de la jeune littérature latino-américaine et publié en 2002 à Buenos Aires. Comme son homologue, Martín Kohan joue sur la forme pour donner à sentir le fond, en l’espèce l’apathie morale d’un jeune conscrit qui, pendant son année de service militaire, est associé aux exactions de la junte qui a pris le pouvoir en 1976 à Isabel Perón.

 

C’est au fond l’éternel problème de la banalité du mal et de l’annihilation de la volonté individuelle par la machinerie policière que traite le romancier, dans la lignée de la problématique mise en lumière par Arendt à propos des bourreaux nazis. Obsédé par son devoir, soucieux de bien faire, le jeune héros colle au système sans se poser de question, et agit à la manière d’un chiffre au cœur d’une équation. De là l’omniprésence des nombres dans l’écriture : courts chapitres divisés en paragraphes numérotés, titres en forme de nombres (« Le dix six », « Quatre cent quatre-vingt-dix-sept », etc.), mathématisation de tout, au risque que périsse la dimension humaine. L’intrigue se déroule au début de l’été 1978, en pleine coupe du monde de football. Le narrateur est chargé de transmettre un message au médecin militaire à qui il est attaché, parti voir un match.

 

Objet du message : « A partir de quel âge un enfant peut-il être torturé ? ». Mais notre jeune conscrit ne prend pas garde au scandale moral de cette question : il a une mission, qu’il doit accomplir. « Je n’étais qu’un soldat, un conscrit sous les drapeaux »… La narration à la première personne est à la fois la force du texte (impossible de mieux témoigner de la mécanique mentale du soldat) et sa limite, à cause de la distance froide qu’elle engendre. Sans être sans doute le « grand texte littéraire sur ce qui conduit un individu ordinaire à intérioriser la violence politique » promis par l’éditeur, Le Conscrit s’impose comme un roman intéressant à plus d’un titre, ne serait-ce qu’à titre documentaire sur la façon dont la jeune génération argentine s’approprie le passé national et la question des responsabilités qui en découle.