600 pages : il n’en aura pas fallu moins à Martin Amis pour coucher sur le papier ses mémoires (terme qu’il préfère à celui d’autobiographie, jugé trop définitif), une « oeuvre de maturité » qui, prévient en toutes lettres le quatrième de couverture de l’édition française, se tient résolument « loin de tout narcissisme ». Autant dire qu’il saute aux yeux, sans quoi cette pudique précaution n’aurait guère d’utilité ; à cinquante ans passé (il est né en 1949), l’auteur du Dossier Rachel et de L’Information, rituellement désigné dans la presse comme « l’enfant terrible des lettres anglaises » (la couverture reprend également l’expression, entre guillemets cette fois), rédige son plus long reportage en s’attaquant à un sujet qu’il connaît mieux que personne : lui. Au récit académique et chronologique, il a préféré une narration extrêmement libre, construite pêle-mêle autour d’une poignée d’événements, d’individus et d’idoles, s’interrompant, enchaînant, reprenant, répétant ; ce volumineux bric-à-brac personnel tient tout à la fois du collier d’anecdotes, de la confession, de l’autofiction, du livre de deuil et du journal intime. Au regard du cynisme archi-daté de ses romans de jeunesse (le très provocateur Poupées crevées, dont l’arrogance trash odieusement seventies a mal supporté le passage du temps), Expérience fait montre d’une sincérité de ton et d’une sobriété parfaites. Si parfaites, d’ailleurs, qu’on se demande jusqu’à quel point l’habit fait le moine en soupçonnant le très cabotin journaliste star du Sunday Times de ne se draper dans une vertu retrouvée que en faire des tonnes sans avoir l’air d’y toucher. En signe de contrition paradoxale, Martin Amis parsème ainsi son livre de lettres de jeunesse écrites à ses parents ou à sa belle-mère lorsqu’il était étudiant. But de la manoeuvre : admettre avec un rire décontracté et décomplexé que le jeune Amis était un blanc-bec snobinard et imbécile (il l’affirme lui-même), ainsi que le prouvent sans appel ses jugements à l’emporte-pièce sur Kafka, Keats et quelques autres. Là est sans doute le plus grand tour de force de ce texte que toute la critique britannique (et, of course, Paris à sa suite) s’est accordée à trouver « émouvant » : marcher sans arrêt sur le fil entre littérature et cabotinage, confession et masturbation, récit intime et déballage complaisant, plainte et ricanement, vérité et ambiguïté. Amis promet d’abattre ses cartes, mais n’en cache pas moins son jeu avec le sourire en coin qu’on lui connaît. Résultat : un livre prodigieusement agaçant, souvent ennuyeux et, malgré tout, bourré de passage admirables.

On s’intéressera poliment aux longs passages consacrés à ses soins dentaires (supportables lorsqu’il les aborde sous l’angle comique), en remarquant avec quelle habileté il en profite pour rappeler que Joyce et Nabokov, eux aussi, ont souffert le martyre sous la roulette ; on se lassera rapidement des interminables notes de bas de page dont il prend plaisir à truffer son texte, ainsi que des très (trop) nombreux extraits (de romans, de poèmes, de journaux) qu’il y insère ; on savourera en revanche les splendides passages consacrés à Saul Bellow, le (long) récit des derniers mois de son père, le romancier Kingsley Amis et, peut-être plus que tout, cette réflexion sur la filiation (Martin Amis, jeune romancier dans le vent, fils de Kingsley Amis, grand romancier installé) qui court implicitement sous tout le texte. Retours sur l’affaire Frederick West (le serial killer détraqué qui a enlevé et assassiné sa cousine Lucy, en 1973), sur les aléas conjugaux des Amis père et fils, réflexions en demi-teinte sur des questions que tout le monde se pose : rien, finalement, qui ne doive son intérêt à autre chose qu’à la stature de l’écrivain dans les lettres anglaises et à sa renommée internationale. En mettant discrètement en scène sa prétention à la maturité, Amis livre un texte débarrassé de sa coutumière ironie, vaguement cabotin et volontairement rangé. Simplement banal, en fin de compte.