1517 : contre la pratique simoniaque du commerce des indulgences tonitrue une voix, celle de Martin Luther. La Réforme embrase les principautés allemandes et entame le monopole religieux du trône de Saint-Pierre sur la pensée occidentale. Dans le sillage de l’incendie, vite circonscrit et récupéré à leur avantage par les potentats germaniques, des foyers d’insurrection et de sédition s’enflamment, allumant rêves de liberté et espoirs de justice. Ces espérances prendront sauvagement chair et corps avec la révolte paysanne conduite par Thomas Muntzer, l’expérience anabaptiste de la libre cité de Münster, le déchaînement apocalyptique des Armés du glaive ou avec les pacifiques aspirations libertaires des loyistes d’Anvers. Mais cette chair est de celle qui engraisse les bûchers, ces corps sont de ceux que disloque exemplairement le bourreau afin de rappeler à la populace l’ordre et l’obéissance réclamés par les puissants, qu’ils soient prêtres, banquiers, princes, catholiques, luthériens, Empereur ou Pape. Au cœur de ces événements tumultueux s’étendant sur près d’un demi-siècle, deux adversaires s’affrontent : l’un aux mille noms, éternel proscrit et clandestin, sans cesse en cavale, en première ligne de toutes les rébellions ; l’autre masqué sous le nom de code de Qohélet (L’Ecclésiaste), sbire zélé à la solde de Gianpietro Carafa, vieille araignée cardinalice tissant la toile totalitaire de l’Inquisition.
L’Oeil de Carafa, du quatuor d’auteurs adoptant le pseudonyme collectif de Luther Blissett, n’est pas simplement un roman d’aventures ou une fresque historique. Il apparaît surtout comme la chronique intemporelle des révolutions avortées, la relation du perpétuel écrasement des mouvements radicalement réformateurs et contestataires. Le regard des auteurs délaisse l’estrade où siègent les figures de haut rang pour se porter sur les coulisses au fond desquelles gronde la foule fantomatique des oubliés, privés de voix et de visages, sacrifiés à la raison d’état, aux intérêts financiers et aux ambitions hégémoniques. L’ouvrage semble donc être une entreprise de reconstitution des origines de la société de contrôle, de ses manipulations politico-médiatiques et de sa faculté pernicieuse à créer sans trêve de nouvelles catégories de réprouvés ; c’est également un témoignage sur la naissance des organes bureaucratiques de répression et de coercition à l’aube de la modernité. A la lueur des autres textes du Luther Blissett project ou de la Wu Ming foundation, on peut aussi supposer qu’il a fonction de vade-mecum du subversif, de l’hérétique. Le passage en revue, qui ne se départit jamais d’un certain recul critique, des diverses méthodes d’opposition aux camisoles de force des autorités met en lumière les préférences de Luther Blissett, qui vont visiblement à la guérilla médiatique, à la contre-information et au brouillage des moyens de surveillance.
Sans prétendre à cette seule définition L’Oeil de Carafa peut être considéré comme un livre partisan, au sens de résistant, qui évite, malgré sans doute quelques libertés prises avec la rigueur historique, toute complaisance envers les dérives, les violences et les trahisons des rebelles à la domination. Ainsi les Luther Blissett n’entretiennent pas une mémoire idéalisée de la révolte mais rafraîchissent la nôtre en évoquant un passé qui rappelle étrangement notre présent.