On ne sait pas grand chose sur Lie Zi. On dit qu’il vécut entre 600 et 300 avant J.-C. On dit aussi qu’il chevauchait le vent… Ce qui est certain, c’est qu’il fut l’un des sages qui a donné une forme à la pensée taoïste. Du Vide parfait est sans doute le livre le plus clair des trois livres fondateurs du Dao De Jing (Tao-tö king selon l’ancienne transcription E.F.E.O.) et c’est cela, paradoxalement, qui lui a fait du tort dans une philosophie essentiellement connue pour son ésotérisme. Le Lie-zi est une énigme qu’à défaut de comprendre, ses commentateurs continuent d’ignorer, jugeant que « son contenu n’apporte rien d’essentiel ». Et si c’était précisément cela qui était essentiel ?
Tout comme le Dao ne peut porter un nom immuable, les textes collationnés au cours des siècles, et qui constituent le canon du taoïsme, ne visent pas à définir une doctrine mais à l’illustrer. Le Dao ne peut se laisser circonscrire dans une définition. C’est du vide qu’il prend sa forme et c’est en faisant place au vide qu’on lui donne une place où être. Du Vide parfait n’est cependant pas le fruit d’une simple fantaisie philosophique. Le « vide » s’oppose à un « plein » oppressant et sa conquête peut prendre la forme d’une opposition politique. Elle garantit en tout cas un moyen de se faire une place dans une Chine chaotique où, précisément, on manque de place.

Les textes du Lie-Zi appartiennent à la Chine dite des « Royaumes combattants », période où le politique, sous le contrôle de l’orthodoxie confucéenne, fait écran à l’individu, où l’administration centrale dans la vie rurale impose ses lois. Dans ces conditions, le taoïsme est une réaction à un régime : célébrer l’Empereur jaune qui ne gouverna jamais aussi bien son empire que lorsqu’il l’eut abandonné, est un acte politique subversif, dans un état où la figure confucianiste du sage est inséparable de celle du pouvoir exécutif du prince. Le vide est un espace de contestation. Contre le culturel étatique, le taoïsme oppose une discipline plus hédoniste. Le Lie-Zi est sans doute, à cet égard, le plus éloquent des trois maîtres. Il est le plus drôle et certainement son insuccès tient à ce qu’il est aussi le moins « exotique », ne partageant pas ce caractère sibyllin qu’on prête volontiers et à tort à la littérature chinoise. Du Vide parfait n’hésite pas à placer sur un piédestal de sagesse, l’ivrogne, le saint ivrogne, capable de faire des chutes vertigineuses sans se briser le cou. C’est évidemment un pied de nez aux sages d’état -« Vous autres aux amples manches, oubliez vos principes avant de parler davantage ! » répond un bossu à Confucius. Le Lie-Zi fait surgir avec insolence l’esprit là où on s’y attend le moins. Sa doctrine est plus égoïste, pleine d’arrogance aussi, mais après tout, on ne vit qu’une fois, et s’il est permis de chevaucher le vent, le tort serait de ne pas en profiter.

Rappelons que la traduction de Lisa Bresner est un vrai plaisir, et tranche radicalement avec les travaux de ses prédécesseurs (entre autres, la très universitaire traduction de Grynpas revue par Etiemble et Jean Lévi). Ici, le Lie-Zi émerveille par sa vitalité. Elle contribuera certainement à divulguer ce texte majeur du Dao De Jing, davantage connu pour ses ingénieuses applications érotiques. Un point noir demeure : si l’ouvrage est d’une clarté superbe, la préface de Lisa Bresner lui fait contrepoids… très curieux qu’elle en ait fait du « chinois ».