Laird Hunt, jeune auteur américain, a été intronisé par Paul Auster en personne. Premier roman traduit, Une Impossibilité, est cependant fait d’un style qui n’a rien à voir avec celui de l’auteur new-yorkais : comme dans L’Etranger de Camus, le livre est narré à la première personne par un personnage énigmatique dont le rapport au monde est parfaitement décalé. Absolument froid, objectif, il se rend dans des « établissements » et y rencontre des « relations » ; son ami John recrute une base de « participants » afin d’organiser un « événement » dans son appartement. Il rencontre une femme à propos d’une agrafeuse, puis ils parlent ensemble de perforatrices. Le rapport au monde du narrateur, pour être étrange, n’en est pas pour autant totalement désincarné ; il s’organise sur des sensations, sur un monde d’enfance qui se conjugue à cette neutralité : il se remémore ses rêves, des instants d’enfance ou des films de science-fiction, il tente d’écouter le fleuve ou de dessiner des nuages. Entre de longues périodes de liberté, ce narrateur exerce l’emploi de détective privé pour le compte d’une mystérieuse organisation. Dans la succession de parties qui constituent le livre, Laird Hunt nous le présente d’abord jeune et « amoureux », puis plus vieux, célibataire et gros, et enfin retraité aminci de cette « organisation » mais missionné pour une enquête qui semble consister à démasquer son futur assassin…

Hunt s’est lancé dans la création méthodique d’un univers confusionnel et fuyant. Les dialogues sans ponctuation se déroulent entre des personnages rarement identifiés, souvent caractérisés par des détails interchangeables (un cigare, un bégaiement, un chapeau ou des lunettes de soleil). Selon une logique onirique, ils ont tendance à se métamorphoser, s’interchanger ou s’altérer, mais subrepticement, dans une perpétuelle incertitude. La syntaxe est parfois hachée, des incises focalisant sur des détails secondaires troublant le rythme naturel de la phrase. La structure du texte est régentée par la même technique : des paragraphes sur des évènements passés (voire futurs) ou sur des rêves, des anecdotes diverses entrecoupent le récit et brouillent sans arrêt l’intrigue, nous faisant perdre le fil des situations et des personnages. Situations, conversations et réactions qui sont, elles, très souvent absurdes, donc drôles et déroutantes. Cette phrase excellente d’une « ancienne relation » du narrateur résume assez bien l’art élaboré par Hunt : « Toutes les grandes histoires ont un début singulier, souvent stupide, et s’achèvent dans l’incompréhension, entre les deux, il y a le reste ».

Quoi qu’il en soit, le dispositif littéraire installé par Hunt fonctionne, brouillant notre perception et instaurant le doute absolu en développant une atmosphère étrange et absurde, drôle et angoissante. C’est un exercice littéraire de haut niveau, brillamment exécuté. En même temps, avançant sur le fil ténu entre sens et non-sens, Une Impossibilité confine souvent à l’hermétisme, et son intrigue criblée d’énigmatiques incertitudes finit par prendre un peu l’air. On ne peut oublier par ailleurs qu’avant d’être « avant-gardiste », Hunt se tient dans la pure tradition de Beckett et de Kafka, que ces initiateurs sont très hauts et qu’il n’est pas évident de trouver une formule neuve à ces pratiques de l’angoisse par l’absurde, formule qui ne soit pas trop relativisée par ces maîtres.